Thala Guilef, la source du sanglier en kabyle, est un site pittoresque du Djurdjura. C’est là qu’un « illustre descendant de l’émir Abdelkader » et la « future épouse de Ben Bella » ont préparé une révolution communiste contre le premier chef d’Etat de l’Algérie indépendante. Ce fleuron touristique a été mis à rude épreuve par les groupes islamistes armés durant les années 1990, avant que l’armée ne s’y installe et y demeure à ce jour. Les habitants de la région, voire d’ailleurs, interpellent les pouvoir publics pour prendre en charge le site, de manière à y (re)lancer l’activité touristique.
La ville de Boghni, à une trentaine de kilomètres au sud du chef-lieu de wilaya de Tizi-Ouzou, est une véritable cuvette. Elle est coincée entre les massifs de Boumahni et de Maâtkas au nord et celui du Djurdjura au sud. Le thermomètre du véhicule affiche 27° en ce milieu d’après-midi du samedi 18 avril 2015. La ville est animée. La forte présence féminine, en ce second jour de week end, attire l’attention des badauds. Quant aux amateurs de la nature, leur regard se tourne inéluctablement vers l’imposant Djurdjura. Les crêtes de la masse rocheuse compacte sont encore recouvertes de poches de neige. Témoins du passage récent de l’hiver et de la majestuosité du mont, le drap blanc, rogné par endroits, s’offre généreusement aux yeux des admirateurs. au travers d’une couche légère de brume qui laisse entrevoir une dense forêt accrochée à l’immense rocher. C’est le site de ThalaGuilef. Une plaque de signalisation au centre-ville de Boghni indique la direction.
La rue, au sens unique, menant du centre-ville vers Thala Guilef, est encombrée. A une centaine de mètres plus haut, sur le côté gauche, des travaux de terrassement sont en cours. Les manœuvres du camion transportant la terre arrachée au sol sont à l’origine d’un inextricabl embouteillage. une fois le chantier passé, la circulation devient fluide. Des dos d’âne, implantés au niveau des agglomération se trouvant entre le chef-lieu communal et le parc naturel de Thala Guilef, obligent les conducteurs, enclins à la vitesse, à ralentir.
Plus on monte, plus la température baisse jusqu’à atteindre 18° à Vahlane, village située à quelques encablures du site convoité. Des chérubins exhibent aux automobilistes de petits objets de décoration. « C’est ma mère qui les fabrique à la maison. Ils sont faits de deux bouchons de bouteille de soda. Je les expose à la vente durant les week-ends. Les autres jours de la semaine, je vais à l’école », explique Amine, élève en 3e année moyenne, en proposant une paire de petits cylindres bicolores ornés soigneusement de rubans, à 130 DA la pièce. Un peu plus loin, sur le côté gauche, au pied de la masse rocheuse du Djurdjura, l’on aperçoit une carrière d’agrégats désaffectée. « Les travaux y ont été suspendus durant les années 1990, à cause des groupes terroristes armés qui auraient pu y venir s’approvisionner en TNT », explique un habitué des lieux.
Pas loin de là, un bar clandestin, incrusté dans un rocher, offre ses services aux touristes, qui peuvent même s’offrir une partie de pétanque, la cour de l’établissement étant aménagée à cet effet. « On ne vend que des boissons alcoolisées ici. Mais celui qui veut manger, on peut lui apporter de la nourriture sur place, de chez le vendeur de cailles se trouvant un peu plus haut », propose poliment le gérant du bar.
En cours de route, l’on croise sur cette route sinueuse et parsemée de nids de poules, des véhicules immatriculés essentiellement à Tizi-Ouzou, et parfois à Alger et Boumerdès. La plupart des véhicules sont occupés par des jeunes, bières à la main. D’autres, par des familles entières, toutes joyeuses. Certains passagers se garent sur le bas coté pour s’offrir un barbecue de cailles chez les vendeurs installés aux abords de la route, le long du tronçon situé entre carrière et le grand panneau indiquant le Parc national du Djurdjura.
Les singes Magots tentent de repeupler les lieux
Un peu plus haut, les premiers singes magots font leur apparition. Habitués à la présence humaine, les primates s’offrent en spectacle aux touristes en contrepartie de fruits, gaufrettes et autres amuse-gueules. « Cette générosité humaine sert souvent d’appât pour se faire photographier avec les singes », ironise un habitant de la région.« Leur population a considérablement diminué ces dernières années, en raison des incendies ayant ravagé la forêt. Maintenant, ils sont en train de repeupler l’endroit, le retour en masse des touristes qui leur donnent à manger aidant », témoigne-t-il. Les séquelles des incendies sont effectivement visibles, notamment sur une partie de la forêt composée de chêne liège. A proximité d’une fontaine, un père de famille accomplit sa prière, tandis que sa femme voilée l’attend patiemment dans le véhicule immatriculé à Alger. Leur jeune fille, la vingtaine, voilée elle aussi, profite de cette attente à l’extérieur du véhicule pour prendre en photo un groupe de magots. En contrebas de la rue, un gros singe, visiblement très affamé, avale sans répit des fleurs d’un arbre qui s’apparente à un cerisier sauvage, sur lequel il est perché.
A quelques centaines de mètres de là, une autre fontaine est prise d’assaut par les visiteurs. Son eau très douce est glaciale. « Il y a plusieurs fontaines ici. Personne ne sait laquelle d’entre elles est Thala Guilef. Je pense que seul les vieux bergers de la région peuvent répondre à cette question », explique Amar, la cinquantaine, habitant d’un village limitrophe.
En face, l’on aperçoit la fameuse cédraie. Le paysage est pittoresque. A couper le souffle. Au milieu des arbres, une imposante bâtisse se dresse sur une colline. « C’est l’hôtel El Arz (cèdre en arabe, NDLR) », indique Hamza, un citoyen du village Ath Voughardhane. « Si ma mémoire est bonne, l’établissement a été incendié par les terroristes islamistes vers 1996, car on y servait de l’alcool », se rappelle Amar, révolté. Au-delà de la cédraie, à l’horizon, un vaste matelas blanc s’étend sur un autre flanc de la chaîne montagneuse. Deux minuscules poteaux noirs juxtaposés sautent aux yeux. « Ce sont les vestiges d’une ligne téléphérique datant de l’époque coloniale. Le téléphérique relayait l’établissement au sommet de la montagne dont le flanc servait de station de ski aux Français », affirme Arezki, un quinquagénaire ayant eu à travailler une quinzaine de jours comme réceptionniste-stagiaire à l’hôtel, au début des années 1990. « Mais, malheureusement, regrette-t-il, on a tout abandonné après l’indépendance ».
Thala Guilef, théâtre d’une conspiration révolutionnaire
Suite au funeste incendie, l’établissement a été transformé en caserne pour les forces combinées de sécurité. Depuis la fin des années 1990, il est occupé par l’armée. Une barrière militaire, érigée à quelques centaines de mètres de l’entrée de l’hôtel, coupe la route. Une barrière qu’il est, évidemment, interdit de franchir même à pied. « Les militaires sont embusqués en permanence à des kilomètres tout autour de leur campement. Avant leur arrivée, on faisait des randonnées pédestres de trois heures depuis notre village jusqu’à l’hôtel, à travers la montagne. Mais, depuis que plusieurs habitants de mon village ont été repoussés et avertis par l’armée de ne plus tenter à nouveau l’aventure, personne n’ose le faire. C’est vraiment dommage, car le parcours Thabouth El Ainser – Thala Guilef est hors du commun », déplore le villageois d’Ath Voughardhane, nostalgique.
Arezki, l’ex-receptionniste-stagiaire, est pris de nostalgie lui aussi. « Avant que les groupes terroristes n’infestent les lieux, Thala Guilef était tellement prisée, tant par les touristes nationaux qu’étrangers, qu’il était indispensable d’avoir du piston pour réserver une chambre dans l’hôtel. Et, comme un malheur ne vient jamais seul, c’était au moment où j’allais être transféré à cet hôtel à partir d’un autre établissement relevant du même organisme de gestion, que les terroristes islamistes ont commis leur forfait », regrette-t-il.
La réputation de ThalaGuilef comme destination touristique n’est plus à démontrer. Il est de notoriété publique que le site était très prisé, voire à un moment donné, l’apanage de « la nomenklatura ». A ce propos, dans un passage de son livre L’Affaire Mécili, repris par Mohammed Boudjema dans ‘FFS : Fatalité ou Faiblesse, Aït Ahmed se confesse’, celui-ci écrit : « C’est en tout cas dans ce site alpestre, aujourd’hui fleuron du tourisme pour la nomenklatura, qu’Abderazak avait installé son poste de commandement ».
D’après le même auteur, Abderazak est « un illustre descendant de l’émir Abdel-Kader ». « Révolutionnaire communiste, Abderazak venait de s’installer à ThalaGuilef, près de Draâ El Mizan, une daïra située à une quinzaine de kilomètres de Boghni, en Basse-Kabylie, avec un groupe de jeunes partisans, acquis au projet d’une lutte armée, qui permettrait d’accomplir la révolution prolétarienne », relate le leader historique qui affirme que « Zahra Sellami, future épouse de Ben Bella, en était une recrue ». « Les envoyés d’Abdelkadar, ralte Aït Ahmed, d’après la même source, plaidèrent auprès de moi l’unité révolutionnaire (…) Ils avaient l’intention, m’expliquaient-ils, de recommencer ‘ l’histoire trahie en instaurant la dictature des masses populaires. Je crus comprendre qu’ils attendaient la date fatidique du 1er novembre 1963 (…) pour planter le drapeau rouge d’un Octobre algérien ». Aït Ahmed qualifie dans son ouvrage l’entreprise des communistes de « surréaliste ». « (…) Une aventure, estime-t-il, sans doute née dans les salons d’avant-gardistes algérois ou au cours d’un week-end bucolique dans la montagne de Thala Guilef…).
ThalaGuilef n’étanche finalement pas que la soif des paisibles touristes en quête de quiétude et de paysages pittoresque. Elle irrigue aussi de son eau et fertilise l’inspiration de groupes révolutionnaires.
Reportage réalisé par Yacine Omar