Le coup d’Etat ne règle pas la question islamiste, il la complique

Redaction

En déposant le président Mohamed Morsi, les chefs de l’armée égyptienne ont interrompu la transition démocratique par laquelle l’Egypte allait apprendre le multipartisme et l’alternance électorale qu’elle n’a jamais réellement connus, même si avant Nasser, il y avait un multipartisme formel sous la monarchie.

Le défi de l’Egypte, et celui de tous les pays arabes après les révoltes de 2011, est d’insérer les islamistes dans la mécanique de l’alternance électorale et non de les exclure. Car les islamistes sont forts dans la protestation contre des régimes autoritaires corrompus, captant le mécontentement populaire à qui ils donnent une légitimité religieuse, mais ils le seront beaucoup moins en dirigeant le gouvernement. Condamner la corruption, dénoncer la pauvreté, appeler à la moralité publique au nom d’une utopie qui proclame que tous les croyants sont des frères est en effet autrement plus consensuel que diriger un Etat après avoir promis de résoudre le problème du chômage et d’assurer l’égalité entre les citoyens. Ces promesses ne renvoient pas seulement à la démagogie qu’use toute opposition pour accéder au pouvoir, mais sont en rapport avec les contradictions de la société qui trouvent leur prolongement d’une part dans l’idéologie politique des islamistes et d’autre part dans les attentes de la population. S’il est vrai que l’offre islamiste correspond à une demande électorale populaire, il n’en demeure pas moins que cette offre et cette demande sont marquées par des contradictions insurmontables dans le moment présent.

Nous avons trop tendance à croire que l’islamisme est une résurgence du passé, et qu’il chercherait à faire revivre la tradition médiévale. Ceci est une erreur parce que l’islamisme est lui-même le produit contradictoire de la modernité, en ce qu’il permet aux masses populaires d’investir le champ politique ; mais par ailleurs, il est incapable d’institutionnaliser cette participation par la mise en place de contre-pouvoirs constitutionnels qui garantissent le caractère public de l’autorité comme l’a montré l’expérience de la présidence de Morsi. L’objectif proclamé à atteindre est certes moderne, à savoir le développement économique et social pour rattraper le retard sur l’Occident, mais il est desservi par une conception morale du politique qui le met en porte-à-faux avec la culture de l’Etat de droit. Le refus de prendre en compte la spécificité du politique et leur déni de l’anthropologie de l’homme empêchent les islamistes d’avoir une prise sur la réalité en cas d’accession au pouvoir. Les islamistes n’ont pas la capacité intellectuelle de penser la modernité politique et de diriger un Etat de droit, celui auquel aspire de façon utopique la population.

Celle-ci, par ailleurs, a aussi des demandes contradictoires, refusant le passage d’une foi vécue publiquement à une foi vécue de manière privée. Elle demande simultanément à l’Etat de protéger les libertés individuelles et d’appliquer la charia, droit médiéval qui ne sépare pas les notions de crime et de péché. Les sociétés arabes expriment des aspirations modernes qui se heurtent à une conception utopique du politique qui ne distingue pas la justice des hommes de celle de Dieu. L’Etat de droit est perçu comme un appareil administratif neutre, faisant l’économie de son fondement idéologique au centre duquel il y a la notion de sujet de droit. Les islamistes portent en eux cette contradiction en ce qu’ils ne s’opposent pas au suffrage universel, incluant les femmes, pourtant juridiquement mineures dans le droit civil ; mais d’un autre côté, ils refusent l’idée d’une constitution garante des équilibres des pouvoirs et protectrice des libertés individuelles et de l’égalité entre les hommes et les femmes. C’est comme s’il était possible de construire un Etat moderne sur la base d’une interprétation médiévale de la religion. L’Etat à construire est-il celui des citoyens ou celui des croyants pour reprendre une distinction faite par Mohammed Harbi ?

Tout ceci renvoie à une phase historique chaotique marquée par des contradictions profondes qui se sont révélées publiquement avec force après la chute des régimes autoritaires. Ces derniers, par la répression, et aussi par des concessions simultanées aux aspirations utopiques des islamistes et aux désirs de modernité des classes moyennes, étaient arrivés à figer les sociétés arabes dans un compromis qui niait les contradictions idéologiques qui les minaient. Le coup d’Etat du général Abdel Fatah al-Sissi exprime une volonté de revenir à ce compromis mortel qui empêche la société d’affronter sa réalité historique et d’évoluer d’une manière ou d’une autre. Le communiqué déposant Mohamed Morsi a considéré celui-ci comme le représentant d’une sensibilité idéologique de la société égyptienne et non comme le président élu, chef suprême des forces armées. Encouragés par les manifestations de l’autre sensibilité idéologique, les militaires ont préféré revenir au compromis qui fait des concessions aux islamistes et aux libéraux, refusant d’aller au bout de la construction d’un champ politique régulé par l’alternance électorale. Depuis l’élection de Morsi, les islamistes ont déçu une partie de leur électorat, mais est-ce une raison pour opérer un coup d’Etat ? En démocratie, il y aura toujours deux peuples opposés : celui comptant 51% et celui comptant 49%. Le compte se fait par les urnes et non lors des manifestations, fussent-elles impressionnantes.

De manière contradictoire et de façon violente, l’Etat, dans les sociétés arabes, se construit dans un processus où le désenchantement est en cours, malgré les apparences. Le coup d’Etat du général Abdel Fattah al-Sissi a porté un coup à ce désenchantement par lequel l’Egyptien et le Tunisien apprennent que l’Etat n’est ni religieux, ni antireligieux ; il est areligieux. Les chefs militaires égyptiens ont refusé à leur pays l’expérience de la régression féconde qui aura désenchanté le champ politique, obéissant au même réflexe que leurs homologues algériens qui avaient annulé les élections remportées par le Front Islamique du Salut en janvier 1992. Depuis, en Algérie, l’Etat souffre de l’autoritarisme des militaires et la société de l’intolérance des islamistes. Le coup d’Etat ne règle pas la question islamiste ; il la complique. Les militaires finissent par s’entendre avec les islamistes en leur disant : à nous l’Etat et ses richesses matérielles, et à vous la société et ses espérances utopiques.

Par LAHOUARI ADDI Professeur de sociologie à l’IEP de Lyon

Dernier ouvrage paru : «Deux anthropologues au Maghreb : Ernest Gellner et Clifford Geertz», Les Editions des archives contemporaines, 2013.

Lu sur Libération