Même au sein d’une organisation islamiste terroriste, les relations entre les hauts responsables et la base peuvent ressembler, banalement, à celles d’une entreprise. Une lettre, découverte dans un des quartiers généraux d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) à Tombouctou (Mali) après l’offensive qui a délogé les islamistes, montre les nombreux reproches qu’émettent des leaders de l’organisation à Mokhtar Belmokhtar, un des lieutenants les plus en vue, avant que ce dernier quitte AQMI pour former sa propre organisation en décembre 2012.
Son organisation sera ensuite à l’origine de la prise d’otages massive d’In Amenas, en Algérie, à la mi-janvier, et plus récemment des deux attentats-suicides contre l’armée nigérienne et le groupe français Areva au Niger. Un comble lorsqu’on découvre, dans cette lettre datée du 3 octobre, découverte par Associated Press et authentifiée par trois experts, que le leadership d’AQMI reproche notamment à Belmokhtar de ne pas avoir su monter une opération d’envergure malgré les moyens mis à sa disposition.
REFUS DE RÉPONDRE AU TÉLÉPHONE ET CRITIQUES SUR DES FORUMS
Les quatorze membres de la choura qui dirige AQMI n’hésitent pas à qualifier leur relation avec Khaled Abou El Abbas, le nom de guerre de Belmokhtar, de »blessure saignante ». Leurs reproches sont clairement énoncés dans une trentaine de « bullet points » : ils rappellent que Belmokhtar refusait régulièrement de répondre à leurs appels téléphoniques ou de renvoyer des documents administratifs et financiers. Il aurait refusé de participer à une réunion à Tombouctou, estimant qu’elle était « inutile », et aurait critiqué l’organisation sur des forums, alors même qu’il refusait de communiquer via Internet avec le leadership, estimant que la connexion n’était pas sûre.
« Pourquoi les différents émirs de la région n’ont des problèmes qu’avec toi ? Toi, en particulier, à chaque fois ? Ont-ils tous tort, et notre frère Khaled, raison ?, se demandent, un peu ironiquement, les leaders d’AQMI. Abou El Abbas ne veut suivrepersonne. Il ne veut qu’être suivi et obéi. »
Au-delà des griefs quelque peu superficiels, le document révélé par AP montre que les différends entre Mokhtar Belmokhtar et AQMI avaient aussi beaucoup àvoir avec l’argent. On y apprend que l’enlèvement du diplomate canadien Robert Fowler et d’un collaborateur au Niger en 2008, effectué par Belmokhtar, n’a rapporté que 700 000 euros. Et, qu’au grand dam du leadership central, le djihadiste n’a pas attendu que les responsables d’Al-Qaida en Afghanistan soient informés de l’opération pour accepter l’argent.
« Plutôt que de marcher côte à côte avec nous avec le plan que nous avons imaginé, il a géré ce cas comme il l’a souhaité. Nous devons nous interroger, qui a mal géré cet important enlèvement ? Est-ce la conséquence d’une attitude unilatérale, comme celle de notre frère Abou El Abbas, qui a abouti à cette insuffisance : échanger un dossier de poids (diplomates canadiens !) contre une somme maigre (700 000 euros) ! »
« QUEL COMPORTEMENT DOIT ÊTRE QUALIFIÉ DE MÉDIOCRE, JE ME DEMANDE ? »
Dans cette lettre, AQMI confirme que la politique de l’organisation est d’utiliser les rançons reçues lors d’échanges d’otages pour acheter des armes et mener des actions contre des cibles occidentales. Une politique qui était suivie par tous, sauf visiblement par Belmokhtar : « Nous avons donné à Abou El Abbas un montant considérable d’argent pour acheter du matériel militaire, malgré notre grand besoin d’argent à ce moment-là. (…) Abou El Abbas n’a pas participé à l’effort d’achat d’armes. Donc, quel comportement doit être qualifié de médiocre dans ce cas, je me demande ? »
L’attitude de Belmokhtar, consistant à ignorer les ordres du leadership d’AQMI pour tenter d’entrer directement en contact avec les hauts responsables islamistes en Afghanistan, a semble-t-il été un des points clés qui ont abouti à la rupture. Le document rapporte aussi que la branche maghrébine d’Al-Qaida n’a été en contact « avec le leadership central » que « quelques fois » depuis sa création, »malgré [ses] multiples lettres ».
Cette rupture a finalement lieu en décembre, lorsque Mokhtar Belmokhtar annonce la création d’une nouvelle katiba, les « Signataires par le sang », et s’émancipe d’AQMI. Peu de temps après, il signera cette « opération spectaculaire » que ses anciens chefs réclamaient. Sa brigade prend en otage plusieurs centaines de personnes sur le site de production gazière d’In Amenas dans l’est algérien frontalier de la Libye. Trente-sept étrangers sont tués. Le 23 mai, il revendique l’organisation de deux attentats-suicides contre l’armée nigérienne et le groupe français Areva au Niger.
Interrogé par le Telegraph, Rudolph Atallah, ancien expert de l’antiterrorisme au Pentagone qui a authentifié le document, estime que ces coups d’éclat montrent surtout que Belmokhtar « envoie un message directement à ses anciens chefs en Algérie en disant : ‘Je suis un djihadiste. J’ai le droit de m’émanciper’. Dans le même temps, il envoie un message directement à Al-Qaida, en disant : ‘Regardez ces crétins incompétents dans le nord. Vous pouvez me parler directement' ». Aucun pays occidental n’a encore confirmé la disparition du djihadiste, donné pour mort plusieurs fois depuis le début de l’année.
Lu sur Le Monde