Mahomet est l’un des personnages les plus influents de l’Histoire, et pas uniquement pour son 1,6 milliard de fidèles. En son nom, les islamophobes discréditent une religion, les fondamentalistes imposent leurs dogmes, les terroristes justifient leurs actes. Mais qui s’intéresse à l’homme lui-même ?
Une femme britannique à l’approche de ses 70 ans, juive agnostique, de son propre aveu « théologienne par accident », est partie en croisade : contre cette prise d’otage du fait religieux et cette « version au Stabilo » du Coran ; contre l’ignorance ou la démission de la majorité silencieuse. Rompant avec les idées reçues, sa biographie de Mahomet, The First Muslim : The Story of Muhammad, parue aux Etats-Unis en janvier, est un message de paix. Sur la scène de TEDGlobal, à Edimbourg en juin, personne n’a mieux maîtrisé son message que Lesley Hazleton. En 1966, alors âgée de 21 ans, elle débarque furieuse au Moyen-Orient :
Mes parents avaient promis de me financer un voyage si je réussissais ma licence en psychologie. Pour moi, l’Angleterre sentait comme une vieille chaussette mouillée. J’ai eu mon diplôme. Je rêvais de Mexique. Ils m’ont envoyée à Jérusalem.
Elle adore, oublie ses parents. Elle prolonge ses études, s’invente journaliste. Subjuguée par cette « zone d’intersection terrifiante et fascinante entre politique et religion », elle devient correspondante pour Time Magazine, The New York Times, The Nation. Elle vit au rythme des bombes et des négociations de paix, s’épuise. Au bout de treize ans, elle renonce :
Assister à ce qui se passe, vouloir que cela change et n’être capable de rien est totalement autodestructeur.
Elle atterrit à New York pour dix jours, y reste treize ans. Elle se prend de passion pour… le journalisme automobile, croit ses frustrations apaisées. Elle se rend à Seattle pour passer un brevet de pilote d’avion, s’installe sur une péniche, n’en bouge plus, reprend sa plume :
J’ai fui pour arrêter d’écrire sur le conflit. En fait, on revient toujours au Moyen-Orient.
Elle s’attaque à la biographie de Marie, en 1999, « comme une fille de Palestine qui va devenir la mère de Jésus ». Puis ce sera Jézabel. Lesley Hazleton trouve la bonne distance :
C’est juste parfait pour moi : je peux être à Jérusalem sans y vivre.
Pour After the Prophet (2010), son livre sur le schisme entre chiites et sunnites, elle découvre la section Moyen-Orient de la bibliothèque de l’université de Washington et les trente-cinq volumes de L’Histoire des prophètes et des rois, d’Al-Tabari, écrits au IXe siècle, qui la plongent dans l’ambiance de l’époque à laquelle elle mêle ses souvenirs avec les Bédouins. Les photographies, carnets de dessins et de voyage du début du XXe siècle lui permettent de reconstituer les lieux. Lesley Hazleton peut raconter Mahomet.
Psychologue de formation, elle reste dans le questionnement, les affects du personnage. Journaliste, elle s’intéresse aux forces en présence, à la signification politique de ce destin. Écrivain, elle s’autorise à la mise en scène. Derrière le Prophète, elle cerne l’homme. La chair et ses tourments. Né orphelin de père, Mahomet est placé dans une famille de Bédouins et ne revient à La Mecque qu’à 5 ans. C’est fondamental :
Toute sa vie, il observe ses contemporains en sachant qu’il n’en fait pas partie. Cela lui donne un oeil acéré et critique. Il voit La Mecque pour ce qu’elle est : le « Wall Street » de l’époque.
Aux sources de l’islam, il y a un outsider qui bat contre l’arrogance du pouvoir et pour la justice sociale, comme règle divine :
L’Islam de Mahomet s’écrit avec un « i » minuscule. C’est un mouvement de lutte ancré dans la situation de l’époque.
L’homme s’installe comme « porte-parole des 99 % » (tous ceux rejetés par les lois des marchés et de l’héritage, les esclaves, les cadets et suivants, les femmes) :
Ils voient en lui un protecteur, les pouvoirs en place le menacent, attentent à sa vie, lui donnant plus d’audience.
Il fuit à Médine, bataille afin d’établir une communauté puis pour revenir à La Mecque.
Il passe ses douze premières années de prophète dans une position de résistance proche de celle de Gandhi. Cela lui confère une stature morale sans précédent. Toute sa vie, il va lutter, sans toujours y parvenir, contre sa pulsion de violence, entre idéalisme et pragmatisme, entre foi religieuse et politique.
Lesley Hazleton s’attarde sur la première apparition de l’ange Gabriel sur les hauteurs de La Mecque en 610. Elle dépeint un Mahomet non pas glorieux mais submergé par « une terrible peur » :
Il est si persuadé d’être la proie des djinns, ces esprits maléfiques, qu’une fois qu’il a réalisé qu’il est toujours vivant, sa première idée est de finir leur travail, de se suicider.
Son épouse, Khadija – qui a été son employeur -, le rassure, l’encourage à ne rejeter ni ces paroles ni sa responsabilité.
Sans elle, il n’y aurait pas eu de prophète.
Ensemble, ils ont cinq enfants, restent mariés et fidèles jusqu’à la mort de Khadija, vingt-quatre ans plus tard. Mahomet s’est énormément appuyé sur les femmes.
Et s’il s’est remarié, c’était surtout pour consolider des alliances politiques.
« Le Premier des musulmans » dérange :
Les théologiens islamiques conservateurs n’aiment pas que l’on raconte cette tentation du suicide, cette peur, même si cela figure dans ses textes les plus anciens. Ils refusent de tolérer l’imperfection. Or Mahomet est devenu prophète, car il était profondément humain. Il est devenu puissant non à cause de ses convictions, mais grâce à ses doutes.
Citant Graham Greene, elle rappelle :
Le doute est essentiel à la foi, c’est « le coeur de la matière ». Abolissez les doutes et vous n’aurez que conviction pure, la source de l’arrogance de tous les fondamentalismes.
Lesley Hazleton travaille à son prochain projet, « quelque part dans son ordinateur »: le manifeste de l’agnostique. Ou pourquoi, dans le monde d’aujourd’hui, il est vital de garder la foi.