Revue de presse. 5 octobre 1988 : Quelle leçon avons-nous tirées ?

Redaction

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Lu sur L’Expression

«Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où aller» Sénèque l’Ancien

Il y a vingt-cinq ans, la jeunesse se soulevait, du moins le croyait-elle pour une vie meilleure.
Elle voulait faire sauter la chape de plomb de la pensée unique imposée par un pouvoir qui s’appuyait sur un parti unique. 25 ans plus tard, ce même parti toujours dépositaire du hold-up de la révolution, revient dirigé par un homme d’orchestre qui s’en est emparé à la hussarde. Avoir traversé deux saisons tragiques, l’automne d’octobre 1988 et le long hiver décennie à 200.000 morts pour en arriver là, laisserait à penser que nous n’avons rien compris au mouvement du monde.

Les causes de l’automne algérien d’octobre 1988
On aura tout dit sur ce 5 octobre 1988 mais on ne saura jamais la vraie vérité. Tout a commencé écrit Akram Belkaïd, durant l’été 1988. A l’époque, l’Algérie vit encore sous le règne du parti unique du Front de libération nationale (FLN). Le multipartisme est interdit, la presse est muselée et les services de sécurité, la Sécurité militaire (SM) mais aussi la Direction générale de la Sureté nationale (Dgsn, police) veillent au grain. Les opposants, qu’ils soient de gauche (communistes ou trotskistes), berbéristes (défenseurs de la culture berbère) ou islamistes sont surveillés de près, y compris ceux qui vivent en exil. L’été 1988 est l’un des plus pénibles de la décennie. Canicule, pénuries de produits alimentaires de base, flambée des prix, coupures d’eau de plusieurs jours dans la plupart des grandes villes du pays». (1)

Les causes économiques récurrentes
Pour Ali L, les événements du 5 octobre sont intervenus dans une période où l’Algérie était sujette à de fréquentes pénuries de produits alimentaires. Celles-ci étaient provoquées à dessein, confirment de nombreuses sources, et ce, pour alimenter la colère des citoyens envers le système. La chute des recettes pétrolières, intervenue dès 1985, rendait illusoire toute reprise économique. L’espoir d’«une vie meilleure» était balayé, le pays étant pratiquement au bord de la paralysie. Politiquement, les réformes par petites touches qui ont caractérisé la période 1980-1990, décidées dans le but d’asseoir un nouveau modèle économique, dont on savait qu’il ne manquera de provoquer d’inévitables changements au niveau social, n’avançaient guère, les entreprises étant plutôt préoccupées par l’obsolescence de leur outil de production et leur incapacité à satisfaire des besoins internes de plus en plus importants.
Les blocages ont exacerbé les contradictions, et les escarmouches se sont transformées en véritable guerre de tranchées qui atteindra son acmé le 5 octobre 1988. La manipulation a si bien fonctionné qu’au cri de révolte des Algériens, qui aspiraient tout simplement à vivre dans la dignité, s’est substitué le besoin d’ouvrir la voie grande à l’expression des sensibilités politiques et à la création des partis.(2)
De mon point de vue c’est aussi l’économie rentière qui est la principale cause des événements d’octobre. Souvenons-nous, nous sommes de 1980 à 1985 c’est l’euphorie de l’après-révolution iranienne (deuxième choc pétrolier dans la doxa occidentale alors que le baril était à 30 dollars, le dollar à 5 francs et le dinar à 0,8 franc. C’était l’époque du programme anti-pénurie, le fameux PAP avec un slogan: «Pour une vie meilleure.» L’Algérien découvrait le farniente procuré par la rente, l’emmenthal, les hors-bords l’électroménager, toutes choses qui lui sont données gratuitement sans contrepartie, sans mérite, sans travail. L’Algérien vivait sur une bulle qui explosa brutalement. On lui retire tout cela, du fait du contre-choc pétrolier en juillet 2005 le pétrole chute à moins de 10 dollars et s’y maintient: Résultat des courses l’Algérie s’endette pour nourrir les vingt millions d’Algériens, la dette s’accumule et la malvie est exacerbée. Mutadis mutandis, nous sommes dans la même situation.
La suite est connue: le 19 septembre 1988, lorsque Chadli Bendjedid, dans un discours peu habituel, invite les Algériens à se révolter contre les augmentations des prix, tout en fustigeant le parti et le gouvernement pour leur immobilisme face à la situation de crise qui s’était installée depuis des mois dans le pays. Les événements de la partie visible de l’iceberg de la révolte font état de manifestations sporadiques et non contrôlées, dans plusieurs villes du pays. Les manifestants ont détruit plusieurs infrastructures de l’État et des biens civils. L’armée algérienne sort de sa réserve pour contrôler la situation. La crise a duré plusieurs jours. On dit aussi qu’elle fait suite à des séries d’explosions récurrentes qui ont commencé dès 1980 à Tizi Ouzou, ensuite à Oran en 1984 et Constantine Sétif (1986). Ceci sans compter l’ébullition au sein des universités (Alger, Sétif, Constantine…)
Les jeunes manifestants, qui sont descendus dans la rue, visaient les représentations du pouvoir: les locaux du parti FLN, les édifices publics et les magasins de l’État. Le 6 octobre, le président proclame l’état de siège. Le 10 octobre, les islamistes décident de sortir au grand jour en organisant une imposante marche qui les mènera de Kouba à Bab El Oued, précisément devant le siège de la Sûreté nationale, protégé par des chars de l’armée. Là, un coup de feu part en direction des militaires, et c’est le massacre. L’armée non habituée à la gestion des manifestations tire sur la foule. Officiellement ces cinq journées d’émeute, se sont soldées par 121 morts. Des sources donnent le chiffre de 500 morts.

L’ouverture démocratique vite refermée
Le discours du président Chadli a été un tournant. Pour la première fois, on parle de diversité, de pluralisme, d’alternance. La nouvelle Constitution de février 1989 permet l’ouverture du champ politique et a vu surtout l’émergence d’une soixantaine de partis dont le FIS. Son assise légale l’a amené à l’affrontement contre l’État, en 1991 et de façon violente avec notamment l’organisation de marches et l’occupation de places centrales comme le feront vingt-cinq ans plus tard les partis d’opposition tunisien (Ennahda) égyptien (les Frères musulmans) et bahreinis. Le gouvernement Hamrouche (1989-1991) porteur d’un esprit de réformes va être contrecarré dans ses projets par les réseaux clientélistes liés aux clans militaires.
Cet événement donnait l’illusion que tout était permis, que l’Algérien, ce frondeur, avait le droit au chapitre, il pouvait critiquer. Il était, en un mot, acteur de son destin. La démocratie semblait à portée de main. L’espoir envahissait les coeurs des citoyens. La vie politique s’alluma, les langues se délièrent et une formidable ouverture se dessina. Parler, agir dans l’opposition, défendre ses opinions, écrire dans une presse libre, crier à gorge déployée dans les manifestations de rue, lancer ses diatribes à la télévision, tout était devenu possible.
«Le calme à peine revenu, écrit Akram Belkaïd, le mécanisme des réformes s’enclenche très vite. Le 3 novembre, un amendement constitutionnel permet la séparation des pouvoirs entre le président et son Premier ministre. Le 23 février 1989, une nouvelle Constitution est approuvée par les électeurs (73% des suffrages) qui autorise le multipartisme et met fin au dogme socialiste. Très vite, une centaine de partis politiques se créent, les opposants rentrent au pays, la presse indépendante fait son apparition (les journalistes travaillant pour la presse étatique bénéficient de deux ans de salaire pour créer leurs titres) et la chaîne de télévision algérienne découvre les débats contradictoires. Sur le plan économique, les réformateurs font passer plusieurs lois d’importance, dont celle qui consacre l’indépendance de la Banque d’Algérie, plusieurs années avant la naissance de la Banque centrale européenne (BCE)… Les investisseurs étrangers sont appelés à la rescousse et les projets foisonnent. L’Algérie respire mais la montée en puissance des islamistes inquiète déjà tandis que l’Occident ne veut guère aider le pays à faire face au poids écrasant de sa dette extérieure. Pour autant, de 1989 à 1992, l’Algérie donnera l’impression d’être enfin un pays en mouvement.» (1)
L’Algérie a donc connu son «printemps» en octobre 1988, Mais le fol espoir allait vite retomber. Les Algériens perdirent pied et s’accrochèrent par réflexe atavique ou eschatologique aux discours les plus radicaux, les plus sectaires, les plus dangereux qui nous amenèrent à la décennie rouge qui joue encore les prolongations. Ce qui devait arriver arriva,nous eûmes droit, après la décennie noire à une décennie rouge avec près de 200.000 morts à la clé et des milliers de disparus.

La révolte confisquée et les jacqueries arabes
Le 5 Octobre 1988 fut le prélude véritable de ce que la doxa occidentale redécouvre en 2011 sous le vocable de printemps arabe. Une révolte contre le népotisme, les passe-droits, le manque de liberté, l’absence d’alternance au pouvoir, le chômage. Il n’empêche que pendant près de deux ans, nous avons vu un printemps de la liberté que beaucoup de pays arabes nous enviaient à l’époque. A tort ou à raison chaque pays magnifie sa révolte. Pour les Egyptiens la place Tahrir est l’épicentre du monde de la liberté arabe, pour les Tunisiens on minimise pour être dans le vent de la doxa occidentale qui veut que l’histoire commence à Sumer (Sidi Bouaziz). (3)
Pourquoi l’Algérie ne «bouge-t-elle» pas alors que nombre de pays arabes sont ébranlés par l’élan de contestation populaire né de ceux que d’aucuns appellent des jacqueries- aussi respectables-? Par réflexe atavique, l’Algérien ne voulant pas revivre l’horreur un «printemps» avant les autres, qu’il s’agisse de la chute du mur de Berlin ou de celui que vit actuellement le Monde arabe. Les Algériens ont la mémoire courte. Ils pensent à tort qu’ils sont vaccinés contre l’aventure. C’est à la fois vrai et faux.

Quel avenir pour le pays?
C’est vrai, ce qui se dit est que les Algériens n’ont pas à suivre n’importe quel vent. Il ne faut cependant pas oublier que l’Algérie est enviée de l’extérieur. Tiguentourine est à Dieu ne plaise, le prélude à une normalisation de l’Algérie premier pays d’Afrique avec 2,4 millions de km2 des ressources énergétiques notamment renouvelables importantes 7000km de frontière avec des pays voisins en pleine interrogation existentielle. La parution de l’article sur le New York Times sur le dépeçage des pays arabes est à méditer Les Occidentaux n’ont que faire des dirigeants algériens pourvu que leurs intérêts soient garantis. Comment s’en sortir?
Nous avons tous nos parts de responsabilité dans l’avenir du pays. L’Ecole est sinistrée, elle forme des aigris. De plus, la culture a réussi à abrutir la jeunesse en lui proposant une sous-culture de l’abrutissement où il est invité à «se divertir», alors qu’il faut lui proposer de l’éducation, du travail, bref, de la sueur au lieu de soporifiques coûteux et sans lendemain. On croit aussi à tort que le football, les émissions de danse et chants de stars payés avec l’argent du contribuable, pouvaient amener une sérénité permanente. Cruelle erreur: c’est une drogue dure car l’addiction se paie en émeutes de mal-vie. Personne à ma connaissance n’a analysé les dynamiques souterraines qui sous-tendent le monde des jeunes, leur mal-vie, leur façon de s’organiser pour garder la tête hors de l’eau, leur désespoir C’est un fait que les jeunes ont un langage à eux. Ils ont aussi, par la force des choses, mis en place des stratégies d’évitement, de contournement des problèmes qui sont en fait des stratégies de survie dans un monde qui leur échappe. Les éruptions de mal-vie exacerbées par le chômage et l’absence de perspective ne sont que la partie visible de l’iceberg de la détresse.
Vingt cinq ans après 1988, l’Algérie a changé, l’islamisme politique n’est plus porteur, il reste un invariant: l’errance des jeunes sensibles à toutes les sirènes La population de 1988 n’est pas celle de 2013 qui, à bien des égards, est toujours aussi fragmentée et en désarroi. Et pourtant, vus de loin, tous les attributs, dignes d’un État de droit semblent réunis: une Constitution, un Sénat, un Parlement, une Assemblée populaire. Devant l’anomie actuelle qui veut que tout est relié à l’échéance de 2014, je ne pense pas que les problèmes actuels se résoudront par un coup de baguette magique.
Il faut avoir un cap et faire de la pédagogique pour expliquer avec une parole claire, sans arrière-pensée, les vrais enjeux qu’il nous faut affronter en sortant des sentiers battus du conformisme si on veut être écouté et peut-être suivi. Pour commencer, l’Etat doit arrêter de vivre sur un train de richesses qui ne correspond pas à une création de richesses. Il nous faut réhabiliter notre savoir-faire en comptant sur nous et non sur les étrangers pour qui l’Algérie est un bazar où l’on peut refiler n’importe quoi pour l’équivalent de 60 milliards de dollars de gadgets sans lendemain… Il faut un nouveau programme pour gérer l’Algérie, un programme fondé sur la formation des hommes. Cela commence à l’école. La rente pétrolière a détruit le savoir-faire local, fait naître des attentes de consommation, entretenu l’illusion de la richesse et marginalisé les investissements dans le capital humain.» Il faut être en mesure de permettre à chacun de donner la pleine mesure de son talent, d’être utile, de gagner dignement son pain non pas par des perfusions faisant des citoyens des assistés à vie ou des oubliés à vie. Ayons confiance en nous-mêmes, On l’aura compris, tant que le regard des gouvernants concernant l’université, sera ce qu’il est, rien de pérenne ne sera construit. Le développement ne peut se faire sans l’Université qu’il faut impliquer. Nos dirigeants doivent écouter en toute humilité, sans condescendance, avant qu’il ne soit trop tard. La gestion par la paresse intellectuelle est encore possible tant que nous pompons d’une façon frénétique une ressource qui appartient aux générations futures. En définitive, il nous faut retrouver cette âme de pionnier que l’on avait à l’Indépendance en mobilisant, quand il y a un cap. Imaginons, pour rêver, que le pays décide de mettre en oeuvre les grands travaux autrement que de les confier aux étrangers sans sédimentation ni transfert de savoir-faire, il mobilisera dans le cadre du Service national, véritable matrice du nationalisme et de l’identité, des jeunes capables de faire reverdir le Sahara, de s’attaquer aux changements climatiques, d’être les chevilles ouvrières à des degrés divers d’une stratégie énergétique qui tourne le dos au tout-hydrocarbures et qui s’engage à marche forcée dans les énergies renouvelables. Nul besoin alors d’une Equipe nationale qui nous donnera le bonheur épisodiquement, le bonheur transparaîtra en chacun de nous par la satisfaction d’avoir été utile, et en contribuant par un travail bien fait, par l’intelligence et la sueur, à l’avènement de l’Algérie de nos rêves. Il ne tient qu’à notre volonté de faire de nos rêves une réalité. Demain se prépare ici et maintenant (4).