Lu sur El Watan
Le 7 novembre, Albert Camus, un des plus grands écrivains français amoureux d’une certaine Algérie, aurait eu 100 ans. A cette occasion, El Watan Week-end est revenu sur les lieux de son œuvre. L’Alger de Camus est-elle la même que celle que nous connaissons ?
La baie, le soleil, les terrasses… si l’atmosphère a peu changé, ce sont surtout les mœurs ainsi que le mode de vie au quotidien qui ont nettement évolué entre l’Algérie de Camus et l’Algérie d’aujourd’hui. Mais il serait trop simpliste de se contenter d’une comparaison entre pré et postindépendance. D’après différents témoignages, les mutations de la société, la capitale avec elle, se sont surtout fait sentir dans les années 1970 à travers les pratiques quotidiennes telles que le cinéma, le port, la plage… Tour d’horizon de cette «Alger horizontale», de Bab El Oued à Belcourt, qu’Albert Camus décrivait et aimait tant.
Le port
«On se baigne dans le port et l’on va se reposer sur des bouées. Quand on passe près d’une bouée où se trouve déjà une jolie fille, on crie aux camarades : “Je te dis que c’est une mouette“.» Quand ils ne se baignent pas, les jeunes s’amusent dans des barques et donnent de «longs coups de pagaie autour des cargos rouges et noirs». Aujourd’hui, le port d’Alger n’a désormais qu’une activité commerciale. Finis les barques et le club d’aviron. «C’est un port de marchandises et de pêche. Il n’y a qu’un petit coin avec quelques barques», constate Tsouria Kassab, architecte spécialiste du patrimoine. Et, surtout, son accès est totalement interdit au public. «Ce que décrit Camus a existé jusque dans les années 1970. Ce n’est plus le cas et pas seulement à Alger. Les jeunes qui s’y baignaient étaient des enfants des faubourgs populaires, comme l’était Albert Camus à Belcourt, quartier de prolétaires à l’époque, précise Brahim Hadj Slimane, journaliste-écrivain. Cette question soulève celle de la fermeture des ports au public pour des raisons sécuritaires. Alors les ports, tel celui d’Alger, ont perdu leur convivialité.» D’après l’écrivain, cette image idyllique n’est plus qu’une «réminiscence de l’époque camusienne».
Même constat pour Lesbet Djaffar, architecte et sociologue qui réside maintenant à Paris. «Quand je retourne à Alger, je me sens étranger. Je suis un Algérois de pure souche et pourtant, comme les pieds-noirs, je n’ai plus le même rapport à la ville. Son urbanisme s’est métamorphosé. Les cinémas, les musées, les clubs de danse, les activités nautiques… tout ferme petit à petit», déplore-t-il. Afin d’humaniser la baie, il était question de déplacer le port qui «coupe la ville de sa mer», selon Tsouria Kassab. Mais le projet est «tombé à l’eau avec Bouteflika».
La plage et les bains Padovani
Jouxtant le port, la plage de Bab El Oued a elle aussi radicalement changé. Camus écrivait : «A la plage Padovani, le dancing est ouvert tous les jours. Et dans cette immense boîte rectangulaire ouverte sur la mer dans toute sa longueur, la jeunesse pauvre du quartier danse jusqu’au soir.» Plus de 70 ans plus tard, la plage Padovani, devenue El Kettani, s’est assagie. Les danseurs endiablés ont laissé place aux familles. Une époque que regrette Lesbet Djaffar. «On pouvait danser, manger. Les étudiants s’en donnaient à cœur joie ! Même quelques années après l’indépendance, une Allemande me racontait que ses plus beaux souvenirs de dancing étaient à Alger, de 1963 à 1970», affirme le sociologue. On y dansait mais on se baignait aussi. «Là, j’ai plongé dans la passe», expliquait Camus en parlant de «l’établissement de bains du port», actuelle piscine du Rua.
«Ce sont surtout les étudiants qui piquaient une tête dans la jetée. On nageait dans le port d’Alger, en face de la piscine qui existe toujours», se remémore-t-il. Sur l’actuelle plage, quelques barques sont échouées sur le banc de sable, mais personne ne les utilise. Les rares baigneurs s’équipent tout au plus de masques et de tubas, pendant que les femmes discutent entre elles au bord de l’eau, sur les pierres. «Les pieds-noirs allaient danser aux bains Padovani, une sorte de guinguette sur la plage. C’est un lieu tout à fait français. Les jambes des filles au soleil, les garçons qui se tapent un bain, ce ne sont pas les Algériens», affirme Christiane Achour, professeur de littérature francophone à l’université de Cergy-Pontoise (Val d’Oise) et spécialiste de Camus. Aussi, sa vision d’Alger est celle d’un Français d’Algérie. Si ces installations ont perduré quelques années après l’indépendance, elles demeuraient en complet décalage avec les Algériens. «Alger ne vit pas du tout le rythme d’une ville méditerranéenne», ajoute-t-elle.
La «place du Gouvernement»
«Il y a le silence de midi sur la place du Gouvernement. A l’ombre des arbres qui la bordent, des Arabes vendent pour cinq sous des verres de citronnade glacée parfumée à la fleur d’oranger. Leur appel “fraîche, fraîche“ traverse la place déserte.» Moins exotique et charmante que dans la vision de l’auteur, la place du Gouvernement, désormais place des Martyrs, est complètement en travaux pour prolonger le métro. Le «silence» de midi et la place «déserte» ne sont plus vraiment d’actualité : l’endroit s’est fortement urbanisé. Située en bas de La Casbah, cette place a toujours connu une forte fréquentation, contrairement à ce qu’écrit Albert Camus. Des stands d’objets et de produits artisanaux ainsi que de nombreux kiosques y étaient installés. «Elle était très animée les soirs de Ramadhan, car les marchands de gâteaux y restaient toute la nuit, se souvient Christiane Achour. Cela se fait encore maintenant. Mais aujourd’hui, c’est le point de départ des bus vers l’extérieur de la ville, c’est presque une gare routière. La place s’est modernisée.»
Belcourt et les cinémas
Albert Camus a vécu rue de Lyon, à Belcourt, plus connue aujourd’hui sous le nom de rue Mohamed Belouizdad. Au 124 se trouve l’appartement où le romancier aurait passé toute son enfance. «Je ne sais pas s’il a bien vécu là, mais sûrement. Beaucoup de Français viennent ici pour prendre des photos», indique un jeune homme au pied de l’immeuble. Belcourt est resté un quartier populaire. A la différence que ses cinémas, évoqués à plusieurs reprises dans les œuvres, ont pratiquement tous disparu. «Les cinémas de quartier ont déversé dans la rue un flot de spectateurs», observe l’écrivain dans L’Envers et l’endroit. En effet, sa rue n’en comptait pas moins de cinq. «Je me souviens d’un cinéma qui faisait l’angle juste à côté de chez lui, témoigne Lesbet Djaffar. A l’époque, très peu d’Algériens allaient au cinéma, car la majorité des films étaient français. Ils préféraient les films américains, avec plus d’action.»
En tout, une soixantaine de salles obscures fleurissaient dans la capitale. Depuis une vingtaine d’années, «les cinémas ont disparu, leur pratique aussi», note Tsouria Kassab. Ainsi, on ne trouve plus qu’une petite dizaine de salles obscures, dont l’Algeria et la Cinémathèque. «Quelques cinémas ont été réhabilités, mais ce n’est pas suffisant. La politique culturelle n’est pas favorable à leur développement», ajoute l’architecte.
Le tramway
Le tramway est l’un des éléments de décor les plus prégnants dans l’œuvre de Camus lorsqu’il évoque la capitale. «Parfois passait un tramway, vaste et rapide», remarque-t-il dans la nouvelle Entre oui et non, publiée en 1937. La ville possédait en effet un large réseau de tramway, doté de trois grandes lignes. Celle qui lui était familière s’étendait de Bab El Oued à El Harrach en passant par Bab Azzoun et Belouizdad. «Le tram couvrait pratiquement toute la ville», se rappelle Lesbet Djaffar. Avant l’indépendance, en décembre 1959, les tramways sont définitivement abandonnés. «On les a remplacés par des bus à perche, accrochés à des fils électriques. Il y a eu une vague de folie en Europe où l’on pensait que les tramways gênaient la voiture. Puis on a changé de mentalité», ajoute-t-il.
Pour l’architecte, le tramway faisait partie intégrante de «l’atmosphère folklorique» de la ville. «Lorsque le tramway a disparu, j’allais à Belcourt en bus. Mais c’était plus ennuyeux avec le receveur. En tram, on pouvait s’accrocher à l’arrière pour ne pas payer», s’amuse-t-il. En 2011, le tram fait son retour, mais n’occupe pas Alger de la même manière. L’auteur explique dans L’Etranger que sa «chambre donne sur la rue principale du faubourg», ponctuée de «ficus qui bordent la rue». Il y voit aussi des jeunes qui «se dépêchaient vers le tram».
Du dernier étage, les ficus sont toujours plantés là, bien visibles. Mais nulle trace du tramway dans la rue Mohamed Belouizdad, l’ancienne rue de Lyon. Et pour cause, son centre de gravité s’est déplacé. «A l’époque, il allait dans l’autre sens, vers Bab El Oued et Saint-Eugène, explique Tsouria Kassab. Maintenant, il se développe plutôt sur les extensions postindépendance, vers l’est.» Actuellement, le réseau dessert 28 stations et circule de 5h à minuit. Comme à la fin des années 1930, lorsque l’essayiste mentionne «le tramway de minuit» dans L’Envers et l’endroit.
Le cimetière chrétien du boulevard Bru
Le cimetière chrétien du boulevard Bru est tel que le décrivait Camus à la fin des années 1930. Dans sa nouvelle L’Eté à Alger, publiée dans Noces en 1939, il aborde la «tristesse affreuse de ces lieux» : «Je ne connais pas d’endroit plus hideux que le cimetière du boulevard Bru, en face d’un des plus beaux paysages du monde.» En effet, on y trouve encore d’innombrables rangées de tombes grises et sales, la plupart abandonnée. Aucun ornement floral sur 7 hectares. De fausses gerbes de fleurs en porcelaine, seule touche de couleur dans cet océan gris, ne font pas illusion bien longtemps. «Le contraste entre la beauté de la vue et la tristesse du cimetière l’a inspiré», suppose Christiane Achour.
«Sur la droite se trouve la villa Sesini où les membres du FLN ont été torturés. Quand on dit boulevard Bru, on pense d’abord à cette villa mauresque. Chacun construit la topographie d’une ville en fonction de l’histoire qui lui est attachée et qu’il a intériorisée. Il faut penser aux dates où il a écrit L’Eté à Alger et ses autres œuvres. C’est simplement l’Alger coloniale qu’il décrit. Entre la fin des années 1930 et 1962, la ville changeait déjà beaucoup, souligne-t-elle. Les rues sont là, communes à tous. Mais ce qu’on y vit est différent, la signification d’un endroit n’est pas la même», résume Christiane Achour.
Les Algériens ne se reconnaissent sans doute plus dans cette Alger vue par Camus. Peut-être même qu’en son temps déjà, ils ne la percevaient pas de la même façon. Mais certaines de ses sensations sont, indéniablement, communes à tous : «Alger, et avec elle certains lieux privilégiés comme les villes tournées vers la mer, s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure. Ce qu’on peut aimer à Alger, c’est ce dont tout le monde vit : la mer au tournant de chaque rue, un certain poids de soleil…»