Revue de presse. Dans l’enfer de la bureaucratie algérienne

Redaction

Lu sur El Watan

Décidément, il n’est pas un segment de la vie civile, politique, économique qui n’ait son lot de formulaires et de formalités. Carte d’identité, permis de conduire, passeport, carte grise, casier judiciaire, registre du commerce, dossier d’embauche, certificat de nationalité, dossier de logement, crédit bancaire, investissement, dossier scolaire, dossier du hadj, dossier Ansej, dossier médical, assurance, création d’une association : dossiers, dossiers, dossiers. Oui, les Algériens passent leur temps à constituer des dossiers. El Watan est allé à l’écoute de ces contribuables happés par la machine administrative. Bienvenue dans l’enfer de la «biroucratia»!

Tribunal de Sidi M’hamed, rue Abane Ramdane, 1er étage, guichet n°10 réservé à l’état civil. Sur les bancs métalliques meublant la salle, Karim(*), la quarantaine, se débat avec une pile de documents étalés sur trois sièges et qu’il s’évertue à classer en tâchant de ne pas se noyer sous ce monticule de «paperasse».

Après les avoir soigneusement rangés en deux liasses, il se présente devant le guichetier pour un deuxième tour. Le préposé au guichet les passe visuellement au scanner avant d’en accuser réception. «Cette affaire m’a pris tout l’été», soupire Karim. «J’ai dû prendre un congé spécialement pour m’en occuper. Je n’ai pas eu de vacances.

Ça m’a pourri la vie. J’en ai même fait un accident tellement ça me stressait», confie-t-il, alors qu’il n’est pas encore au bout de ses peines. Karim devra patienter une vingtaine de jours avant de pouvoir récupérer son jugement. Il n’a pas commis de délit, rassurez- vous. Son seul «tort» est d’être né dans un pays malade de la «biroucratia».

Pour avoir engagé une procédure afin d’obtenir un passeport pour ses deux filles, toutes deux nées aux Etats-Unis, le voici condamné à trois mois d’errance dans les couloirs de l’état civil. C’est en 1998 que Karim, architecte de talent, émigre aux States pour parfaire son cursus. Il s’inscrit alors au très prestigieux Illinois Institue of Technology (IIT) et en sort avec un professionnal master of architecture.

Un sésame qui lui ouvre les portes de cabinets de renom. «Mais voyez-vous, contrairement à notre administration qui, pour un oui ou pour un non, exige de vous un papier, là-bas, on ne m’a jamais rien demandé, même pas mon diplôme. Les Américains t’accordent toujours le bénéfice du doute. Au lieu de faire une fixette sur ton diplôme, ils te disent vas-y, montre-nous ce que tu sais faire !», explique Karim.

TRACASSERIES POUR UNE PETITE LETTRE

Après 11 ans d’exil, notre ami rentre au bercail avec l’intention de faire profiter son pays de sa précieuse expérience acquise au pays des gratte-ciel. Le décalage s’avère brutal et il en prend toute la mesure à l’occasion de cette (més)aventure administrative. «Jusque-là, mes filles étaient portées sur mon passeport consulaire algérien», indique Karim. Mais les mineurs sont désormais tenus d’avoir leur propre passeport. Karim constitue patiemment les deux dossiers, qu’il dépose à la daïra.

«Il manque le certificat de nationalité», lui dit-on. Pour cela, il faut produire l’acte de naissance n°12 de chacun de ses enfants, ainsi que celui du père et du grand-père, déposer le tout au tribunal et attendre.

«Je devais me lever très tôt pour aller au ministère des Affaires étrangères, afin de me faire délivrer les extraits de naissance de mes filles. J’ai pointé à 7h et il y avait déjà un monde fou. J’ai dû poireauter jusqu’à 14h pour avoir mes papiers», raconte notre architecte. Il se sera donné tout ce mal pour rien.

Car il se voit exiger une copie intégrale originale des actes de naissance délivrés aux States. «Ils m’ont été expédiés par UPS», dit-il. Et ce n’est pas gagné. Le fait est que Karim a deux prénoms.

Le deuxième commence par un S, disons : Sid Ahmed. Problème : dans l’acte de naissance américain, le deuxième prénom du père est mentionné simplement par la première lettre, «une tradition américaine ». Sur l’acte, il est donc écrit : Karim S. et le patronyme.

D’où l’enquête de filiation sanctionnée par un jugement. Pour une simple lettre ! Karim ne comprend pas tout ce zèle de l’administration au sujet du certificat de nationalité : «Je suis algérien, ma femme est algérienne, nous avons une carte d’identité et un passeport algériens.

Mon grand-père est natif de La Casbah. J’étais à jour au niveau du consulat. J’ai ma carte de vote, j’ai toujours été réglo. Alors, pourquoi la nationalité ?» Il s’étonne également que les documents d’état civil soient hautement périssables. «Je ne comprends pas, par exemple, qu’on limite la validité d’un certificat de décès.

On ne meurt pas deux fois, que je sache !», lâche-t-il. Pour lui, il est clair que ce mode de fonctionnement «est un héritage de l’administration française». «Les pays anglo-saxons n’ont pas du tout cette culture. Le système anglo-saxon est simple et efficace. C’est le meilleur. Pourquoi on ne s’en inspire pas ? Aux Etats-Unis, toute ton existence tient dans ton numéro de sécurité sociale.»

UNE PIEUVRE NOMMÉE «BIROUCRATIA»

La galère de Karim n’est qu’une goutte d’eau dans un océan de paperasse, cette pieuvre tentaculaire qui gangrène l’économie nationale et empoisonne la vie des Algériens. Il faut dire que l’image des queues interminables et des cohues prenant d’assaut les guichets de l’état civil, ne sont que la partie visible du Léviathan bureaucratique.

Le fait est que, par un effet d’entonnoir, tout converge vers le pauvre guichetier qui prend tout sur lui. Le cancer de la bureaucratie, le vrai, que Sellal lui-même qualifie d’incurable, est ailleurs. Le mal ronge tout l’appareil administratif. Il n’est pas un segment de la vie civile, politique, économique, qui n’ait son lot de formulaires et de formalités.

Carte d’identité, permis de conduire, passeport, carte grise, casier judiciaire, registre du commerce, dossier d’embauche, certificat de nationalité, dossier de logement, crédit bancaire, investissement, dossier scolaire, dossier du hadj, dossier Ansej, dossier médical, assurance, création d’une association : dossiers, dossiers, dossiers.

Les Algériens passent leur temps à en faire, des dossiers. Alors, fatalement, toutes ces pièces nous renvoient vers les épuisantes files d’attente de nos lugubres mairies et leurs agents dépassés, mal lunés, mal formés, mal payés.

Il serait utile, d’ailleurs, d’évaluer la part de notre temps national gaspillé dans ces interminables démarches administratives. Rien que pour l’absentéisme au travail généré par cette «inflation paperassière», on devine l’ampleur du temps économique dilapidé dans la foulée.

Un entrepreneur assure que certaines sociétés, notamment étrangères, pour gagner du temps, en sont venues à louer les services de «correspondants» au sein des administrations publiques. «Elles ont leur homme dans les services des impôts par exemple, ou à la mairie.

Ces agents perçoivent carrément un deuxième salaire et se chargent de régler les problèmes de paperasse. Les notaires aussi le font. Au lieu de perdre leur temps au Trésor pour des histoires de négatif d’hypothèque et autres, surtout quand elles ont beaucoup de transactions immobilières à traiter, elles s’arrangent avec un employé de cette administration pour s’en occuper et lui donnent son bail», dit-il.

«TU NAIS QU’UNE SEULE FOIS, NON ?»

Mairie de Bab Ezzouar, au coeur de la cité du 5 Juillet. Devant l’entrée, un panneau accroché à un mur latéral exhibe les portraits des chouhada de la ville. Une petite foule est agglutinée devant le comptoir en marbre derrière lequel officient une dizaine d’agents.

«C’est l’anarchie totale !», fulmine une dame en désignant des usagers se bousculant pour faire légaliser des documents. Un jeune tempête à son tour contre le système administratif : «Nous sommes toujours colonisés », tonne-t-il.

Ses mots tranchent étrangement avec le panneau iconographique célébrant les martyrs locaux : «Ce système de paperasse, c’est la France qui l’a instauré pour nous pourrir la vie et maintenant, nous l’avons reconduit. Nous nous sommes autocolonisés», renchérit-il. «12S, 12M, 13B, hablouna !»

Et de poursuivre dans un humour amer : «Je ne comprends pas pourquoi on nous demande un extrait de naissance à tout bout de champ. Tu nais une seule fois, non ? Tu ne vas pas modifier ta date ou ton lieu de naissance, alors pourquoi on ne fait pas des extraits de naissance valables à vie et qu’on en finisse !»

Il en veut particulièrement à certains officiers d’état civil qui traitent les citoyens avec morgue : «On dirait ‘idirou fina m’zia’. Apparemment, c’est nous qui sommes à leur service, pas l’inverse !» Et de marteler : «On n’est toujours pas indépendants. Vive l’Inglize !»

Un employé de l’état civil, approché rapidement entre deux «clients», témoigne : «Avec tout le travail que je me farcis, je fais 20 000 DA. J’ai des collègues qui sont à 11 000 DA. Trouvez-vous ça normal ?» A quelques centaines de mètres de là, le siège de la daïra.

C’est la circonscription administrative de Dar El Beïda, l’une des plus bondées d’Alger. «Nous couvrons sept communes de Oued Reghaïa à Oued El Harrach», résume un cadre. Sous sa coupe, les communes de Bab Ezzouar, Dar El Beïda, Aïn Taya, Bordj El Kiffan, Bordj El Bahri, El Marsa et Mohammadia.

UN… «GÉNÉRAL ÈS PAPIERS»

Foule au service des passeports. «Pour le biométrique, cela prend 40 jours», indique un fonctionnaire. «Moi, j’ai attendu plus de deux mois pour l’avoir. Pourtant, je suis allé moi-même chercher la fiche de police», témoigne un habitant de Bab Ezzouar. Un autre se plaint de la difficulté à prendre un rendez-vous pour le passeport biométrique. «Ils ne répondent jamais au téléphone», peste-t-il. Pour les formulaires, le public est invité à les télécharger par internet.

Un jeune venu refaire son passeport est irrité après avoir vu son dossier rejeté : «Ils me demandent la carte de groupage alors que quand je suis venu me renseigner, on ne m’avait pas parlé de ça», dit-il, avant d’ajouter : «Les gens sont mal orientés». Mais ce qui agace le plus notre interlocuteur, c’est la manière dont il a été reçu : «Ahdar maâya bwahd la façon…», maugrée-t-il en parlant d’un fonctionnaire ronchon. Smaïn, ingénieur en informatique, a de la chance, lui. Il surgit des locaux de la daïra son passeport tout neuf à la main.

Miracle : il a pu l’obtenir en un temps raisonnable. «Mais ce n’est pas encore le biométrique», précise-t-il. Pour lui, refaire le passeport devrait être une formalité. En bon informaticien qu’il est, il lance : «On peut le faire même avec une imprimante. Ce qui compte, ce sont les données stockées.» «Moi, toute cette paperasse, je peux la faire rentrer dans une clé USB.

Tout le fichier d’état civil national peut tenir dans un disque dur de 80 Go», soutient-il. Son acolyte croit avoir trouvé l’explication : «Il doit sûrement y avoir un général ou un gros bonnet importateur d’imprimés administratifs. Si on réduit les papiers, icouli !»

Aux alentours de la daïra, des jeunes assis derrière une table, abrités par un parasol, proposent des prestations sur mesure : vente de timbres fiscaux, de protège-documents, plastification… Au service cartes grises, une foule compacte se morfond par une chaleur torride sous un préau de fortune, une «serre en plastique» comme l’appellent les gens du coin.

Aux abords des bureaux, la chaîne avance au compte-gouttes. «C’est l’enfer, ce service. Et ce n’est pas près de s’arranger», enrage un habitant des Bananiers. «Les gens sont obligés de se lever très tôt pour avoir un jeton. Certains en viennent même à payer quelqu’un pour leur garder une place, sinon, pas de jeton», affirme-t-il.

«LOUE CHANCELIER ALLEMAND POUR GÉRER LE PAYS»

Un autre atteste qu’il lui a fallu un mois pour se faire délivrer sa carte grise. Un trentenaire s’emporte : «Ils ont fait une erreur sur ma carte grise. Ils ont mélangé mon dossier avec celui d’un autre. Voilà plus d’une semaine que je cours pour régler ma situation. En attendant, je suis pénalisé.»

Le chef de la sécurité susurre : «Nous recevons 800 personnes par jour en moyenne. Dar El Beïda est la plus grande daïra d’Alger. Nous couvrons un million d’administrés. Sans compter la population des bidonvilles. Nous sommes sous pression. ‘Allah ghaleb !’ L’autre jour, des habitants des bidonvilles sont venus et nous ont agressés.

Ils voulaient être régularisés à tout prix.» L’exaspération de nos concitoyens face au marasme bureaucratique, faut-il le signaler, a trouvé dans le canal du Net un véritable défouloir. Lu sur un forum dédié justement aux tracasseries rencontrées par les administrés de la daïra de Dar El Beïda : «J’ai attendu 14 mois pour une carte grise (voiture achetée à Birkhadem). Sans oublier les erreurs du numéro de châssis et les pertes de dossier. Incroyable !!

En 2012, des choses pareilles existent alors que l’informatique devient un truc banal, et qu’il y a des milliers de diplômés au chômage ! En plus, on paie la vignette, la quittance et le timbre. Tout ça pour un papier ! Normalement, avec tout cet argent payé, ils doivent nous réserver un accueil 5 étoiles et nous livrer la carte grise à la maison.» Un autre poste ce commentaire hilarant : «Yaâni 50 ans après l’indépendance, de telles choses arrivent ?

A bien y regarder, peut-être que nous ne méritons pas l’indépendance tout simplement. Des fois, je me dis yallah, on va contacter Gerhard Schröder, l’ancien chancelier allemand à la retraite, pour qu’il vienne avec ses ministres en location pour gérer notre pays.»