Revue de presse. Printemps arabe : « Il n’y a plus d’Islam politique mais de l’Islam en politique »

Redaction

Lu sur La Croix

Les printemps arabes témoignent d’une diversification des identités liées à l’islam, un pluralisme religieux qui devrait soutenir le pluralisme politique, explique ce spécialiste des sociétés musulmanes. Entretien avec Olivier Roy, politologue, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence.

La Croix : Voici trois ans que les révolutions arabes ont commencé, en Tunisie. Leur bilan est-il positif ou négatif ? 

Olivier Roy : S’il y a eu un printemps arabe, c’est parce que les sociétés avaient profondément changé. S’il y a une possibilité de démocratisation, c’est grâce à une diversification du champ religieux. Il y a en effet une symétrie entre pluralisme religieux et pluralisme politique. Et ce serait une erreur de présupposer que la sécularisation est un préalable à la démocratisation. Sinon, devrait-on dire qu’un dictateur laïque vaut mieux qu’un islamiste démocratiquement élu ? L’opposition islamistes/laïques, fréquemment faite dans les médias, ne fonctionne pas. En Égypte, il y a des islamistes dans les deux camps.

Les salafistes sont dans le camp opposé des Frères musulmans. Pourquoi ?
O. R. : Les Frères musulmans ont une conception utopique de la société. Ils tiennent à une grande généalogie, expliquant que la Constitution modèle de l’islam est celle de Médine, au temps du prophète Mohammed. Ils se considèrent comme le noyau dur de l’islam et sont dans une logique verticale du pouvoir et du savoir, affirmant que l’islam est la solution et qu’ils savent comment mettre celle-ci en œuvre. Or, surprise ! Ce n’est pas le cas. Ils ont découvert à leurs dépens qu’il n’y a plus d’islamisme, il n’y a plus d’islam politique, mais de l’islam en politique, avec une référence religieuse en débat.

Les salafistes, eux, sont holistiques dans leur rapport à la charia, mais individualistes dans leur rapport à la politique. Dans leur logique, ce qui compte, c’est la loi de Dieu, mais ils n’acceptent pas qu’on vienne dire à leur place ce que dit Dieu – un peu comme les puritains dans le protestantisme. En Égypte, leur position est : «Nous aspirons à un émir des croyants. En attendant, va pour le raïs», le président. Tout est dans le «en attendant». Ils ont en outre beaucoup de défiance envers les Frères musulmans, qu’ils considèrent comme une hiérarchie bourgeoise.

Et puis il ne faut pas oublier Al-Azhar, institution millénaire qui a bien compris que l’armée est tentée de créer un islam officiel pour mieux le contrôler. L’imam de la mosquée d’Al-Azhar, cheikh Tayyeb, ne veut pas se laisser entraîner dans le giron politique, il est contre l’étatisation d’Al-Azhar. Il a certes figuré aux côtés des militaires lors de la destitution du président Mohamed Morsi, estimant que l’armée sauvait le pays de l’hégémonie des Frères musulmans, mais il juge que le religieux doit rester hors du contrôle du politique. Finalement, aucune autorité n’a plus le monopole du discours religieux. Et l’intériorisation de ce pluralisme religieux va contribuer à la tolérance.

Jusqu’où pourra aller cette tolérance ?
O. R. : On peut être athée aujourd’hui dans le monde musulman. Certes, c’est mal vu. Il faut le dire mezza voce, mais en famille, dans le proche voisinage, ça passe. Regardez ces jeunes Marocains qui ont rompu le jeûne pendant le mois de Ramadan, l’été dernier : qui a poussé des cris d’orfraie ? La police, l’État, mais pas les islamistes qui se disent : «Ils iront en enfer, c’est leur problème» ! Il s’agit bien d’une sécularisation de fait.

La sécularisation est aussi défendue sur la scène politique, notamment en Tunisie où des partis la promeuvent en tant qu’idéologie inspirée du modèle français, dans un combat ouvertement anti-islam. En Égypte aussi, on peut se dire séculariste. Quant à la conversion, on parle toujours du Pakistan ou de la Malaisie au sujet des lois sur le blasphème, l’apostasie. Mais en Algérie, il y a une communauté protestante reconnue par l’État. Et lorsqu’un pasteur algérien converti a voulu se faire enregistrer comme président de l’Église protestante nationale, le ministre de l’intérieur a dû constater que rien dans la loi ne s’y opposait.

Ces évolutions sont-elles dues à un laxisme des États ? Non ! C’est l’opinion publique et l’imaginaire religieux qui ont changé. Le droit suit la société. On croit que pour que le monde musulman évolue, il faut une grande réforme théologique. Mais ce ne sont pas les oulémas qui font la religion. C’est la pratique religieuse des gens. Or les gens changent de religiosité, du fait notamment de l’individualisation de la foi et des pratiques, et parce que les nouvelles générations éduquées prennent leur distance avec le lien généalogique. Le salafisme est souvent adopté contre les parents. Il y a aussi les moyens de communication modernes, Internet permettant de communiquer à l’horizontal, et de s’affranchir d’un mode de transmission vertical.

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