Dans cet entretien accordé à Algérie Focus, Mme Nadia Chouitem, députée du Parti des travailleurs (PT) à l’Assemblée populaire nationale (APN), décortique l’avant-projet de loi sur la santé qu’elle a consulté. Elle tire la sonnette d’alarme et met en garde contre une volonté de remise en cause par le gouvernement du principe de la gratuité des soins.
Algérie Focus: Le ministre de la Santé répète à qui veut l’entendre que la nouvelle loi sur la santé maintien la gratuité des soins. Etes-vous de cet avis ?
Nadia Chouitem: Le texte énonce clairement dans ses articles la modification complète et totale du système de santé. Il est vrai que dans la dernière mouture qu’on a eue de l’avant-projet de loi en question, dans son article 12 on parle de la gratuité. Mais dans la traduction de cet article, dans la partie responsabilité de l’Etat, il est clair qu’il y a suppression de la gratuité de la santé dans le public. C’est-à-dire que le financement de l’Etat dans le public est conditionné déjà par un contrat d’objectifs et de performance. Aussi, il est clair à travers l’article 241 de l’avant-projet que l’Etat finance la prévention, les urgences, la formation, les personnes en difficultés et les soins de base. C’est ce qui est garanti par cet article. Mais les articles concernant la spécialité ne sont pas inclus dans cette partie consacrée au financement garanti par la loi. Ils sont énoncés à part. Et là, je pense que ce n’est pas innocent. Dans l’article qui suit, la sécurité sociale est chargée de payer et d’assurer les frais relatifs aux assurés sociaux et ayants droit. Si c’est cela la gratuité, on n’a donc pas la même définition du terme. Aussi, la médecine de travail est à la charge des entreprises économiques. Les collectivités locales sont également sollicitées alors que leurs revenus baissent du fait de la baisse de la TAP (taxe sur l’activité professionnelle, NDLR). En outre, concernant les ressources de financement du secteur public, c’est l’article 208 qui en parle. Il y est stipulé que toute ressource relative aux activités des structures publiques de la santé, sans toutefois préciser quelle activité s’agit-il. On parle d’une gestion économique de la santé publique. Donc ça ne supprime pas uniquement la gratuité de la santé qui garantit à tous les citoyens l’accès aux soins. Et le ministre de la Santé peut dire ce qu’il veut, mais l’avant-projet de loi est clair en la matière. Il est, par ailleurs, incroyable qu’on ose mettre l’article 220 dans le texte de loi et dont le teneur est que l’Etat prend en charge les actes assurés par les structures privées de santé dans le cadre du service public. Or, les structures privées, les cabinets et les cliniques, assurent un service public de fait. Dans l’article 226, l’on parle de réseaux, jumelage et coopération, alors que selon l’article précédent (225), ces partenariats peuvent prendre toute forme possible. Et comme le projet de loi introduit l’autonomie de gestion financière des structures publiques, cela veut dire que le jumelage et la coopération seront décidés par le responsable de la structure de santé et pas au niveau central. L’article 226 met clairement le secteur privé dans le réseau de soins. C’est-à-dire que le privé et le publique peuvent se mettre en jumelage. Il est donc clair que cela ouvre la voie à la corruption, au siphonnage des moyens publics, non seulement logistiques mais aussi les plateaux techniques ainsi que le personnel médical pour exploitation par certains prédateurs que nous connaissons. Je parle des cliniques privées qui enregistrent des profits importants. Et souvent le ministre lui-même s’en est rendu compte lors de ses inspections. Les établissements privés détournent le personnel médical ainsi que des malades du public vers le privé. Parfois, il y a même détournement d’équipements et de matériels. Par ailleurs, il faut savoir qu’il y a plusieurs de financement du système de santé : l’Etat, la sécurité sociale, les entreprises économiques, les assurances et les collectivités locales, entre autres. La question qui se pose est de savoir si cela n’ouvre pas la voie à la privatisation du secteur quand l’Etat est confronté à des difficultés financières.
Comment justifiez-vous votre refus de privatisation du système de santé ?
L’accès aux soins est un droit fondamental. C’est un acquis chèrement acquis suite à l’indépendance de notre pays. Et c’est le secteur public consacrant la gratuité des soins, grâce à l’engagement de l’Etat, qui est seul à même de garantir à tous les citoyens l’accès aux soins. C’est un secteur stratégique. Au PT la question ne se pose même pas. Le privé ne peut pas y être intégré, contrairement à ce que prévoit l’avant-projet de loi sur la santé. Une telle démarche est dangereuse. On ne peut pas tolérer le détournement des moyens publics pour des intérêts privés. La santé publique est sacrée. L’accès aux soins est un droit inaliénable.
D’où peut-on puiser les ressources nécessaires au financement d’un système de santé gratuit dans un contexte de crise ?
Aucun responsable, jusqu’à ce jour ne s’est plaint du manque des ressources financières. Le financement n’a jamais été un problème. Et même si c’était le cas, ce serait le résultat de la politique du gouvernement. Dans ce cas-là, cela signifierait l’échec de sa politique et il devrait démissionner. Et pourquoi, c’est la santé qu’on ne pourrait pas financer. Si on n’arrive pas à se faire soigner, ce sera le retour à l’indigénat, comme durant l’époque coloniale. Pour nous, au PT, cette question question ne se pose donc même pas. Le gouvernement a le devoir de trouver les ressources nécessaires au financement du secteur. Cela dit, il n’est anormal de supprimer et d’alléger chaque année des taxes au profit de certains privilégiés, comme en 2015 lorsqu’on offert un cadeau supplémentaire au patronat d’une valeurs de 60 milliards de dinars. Le problème de la santé en Algérie n’a jamais été dans le financement. Les insuffisances enregistrées ne sont pas liées à des défauts de financement. Le ministre lui-même situe le problème au niveau de la gestion. Le fait de précariser certains corps de la santé, comme l’accueil, le gardiennage et la sécurité, le fait qu’on a supprimé les brancardiers et externalisé l’hygiène et la restauration, tout cela a provoqué une anarchies et a créé un problème d’insécurité dans les établissements de santé. Pour preuve, il y a même des médecins qui sont agressés par leur malades ou leur accompagnateurs. On peut avoir le meilleur professeur du monde, mais si on n’a pas une bonne équipe paramédicale et un personnel qualifié pour assurer l’entretien du service ainsi que la sécurité sur les lieux, les compétences de ce même professeur ne serviront à rien. La fermeture des écoles paramédicales est, à ce propos, l’une des contre-réformes ayant engendré un déficit de 38 mille paramédicaux. En outre, le texte de loi en question n’a pas non plus tenu compte des recommandations des assises nationales et régionales de la santé. De ce fait, ce texte ne vas pas remédier aux multiples insuffisances qui caractérisent le secteur. Bien au contraire, il va les accentuer en consacrant le désengagement de l’Etat.
Quelles seront les conséquences de l’application de cette loi dans sa mouture actuelle ?
Ses conséquences seront néfastes. Au plan social, elles seront dramatiques. L’inaccessibilité aux soins sera garantie à tous les citoyens. Il y aura également des pressions de la part des bailleurs de fonds sur les prescripteurs, les médecins principalement. Le texte prévoit une évaluation des pratiques médicales par un organe national qui n’est pas médical mais administratif. Ce sera la primauté de l’administratif sur le médical. Il y aura aussi des conséquences sur le système de sécurité sociale. Celui-ci sera menacé et le droit à la retraite, au congé de maternité et à l’invalidité seront remis en cause. Le système de sécurité sociale sera fragilisé dans son équilibre financier. Ce sera donc la rupture de l’Etat algérien avec son caractère social.
Pourquoi ne dénonce-t-on pas clairement les lobbies du médicament ?
On les a dénoncés, y compris par le ministre du secteur. Il y a eu des pratiques mafieuses et il y a eu même des affaires en justice. Cependant, l’Etat s’est désengagé de la maîtrise du secteur du médicament. L’importation se fait par le privé. Idem pour la distribution de gros. A l’échelle internationale, le secteur du médicament est contrôlé par les laboratoires pharmaceutiques. Notre pays étant dépendant presque à 70% de l’étranger, il ne faut donc pas s’attendre à ce que les choses s’organisent d’elles-mêmes.
Pourquoi l’Assemblée nationale (APN) n’a jamais mis en place une commission d’enquête sur ces pratiques ?
On a de tout temps interpellé les ministres de la santé respectifs sur la question du médicament. On a même fait des propositions dans ce sens au sein de la commission de la santé. Connaissant le mode de fonctionnement de notre Assemblée nationale, il est évident que même si on institue une commission d’enquête, il n’y aura pas de rapport qui sera transmis aux concernés. Le sujet ne sera même pas soumis à un débat général. Donc, cela ne servira pas à grand-chose.
Le ministre de la Santé considère le scandale de la maternité de Constantine comme un cas isolé. Etes-vous du même avis ?
Il y a des insuffisances partout que personne ne peut nier. Il est devenu très difficile de travailler dans le secteur de la santé. Pourtant le personnel de la santé continue à travailler dignement malgré toutes les pressions et les insuffisances. On ne peut pas faire porter le chapeau aux médecins et au personnel de la santé. Au niveau des CHU, il y a beaucoup de départs de médecins, de maîtres-assistants, des DEMS (diplôme des études médicales supérieur) qui partent vers le privé. Je ne sais pas quel message veut transmettre le ministre en malmenant en direct devant les caméras de télévision des professeurs en médecine. Je trouve cela plus qu’incorrect, c’est indécent! Car, malgré toutes les insuffisances que connaît le secteur, le personnel de la santé continue à assurer sa mission avec dévouement
On a eu un partenariat algéro-cubain à Djelfa dans le domaine de l’ophtalmologie qui a été un exemple de réussite. Pourquoi ne généralise-t-on pas ce genre de partenariat avec d’autres pays ?
Je ne pense pas que ce soit la solution. L’Algérie est l’un des rares pays à avoir autant de médecins, de surcroît compétents, en peu d’années. On ne souffre pas de manque de compétences pour recourir à la compétence étrangère. An PT, nous estimons qu’il faut valoriser les compétences nationales. Il faut que notre secteur de santé soit à prédominance publique et que l’Etat mette tous les moyens et assure les meilleures conditions dans le secteur.
Beaucoup de médecins algériens partent à l’étranger. Comment peut-on stopper cette hémorragie ?
C’est en améliorant les conditions de travail et ce n’est pas uniquement les salaires. Quand un médecin a une bonne équipe avec lui et ne se soucie pas de problèmes sociaux, techniques, et médicaux, il reste dans le public. Il faut aussi savoir que les pays étrangers encouragent les médecins algériens à partir parce qu’ils ont une bonne réputation grâce à leurs compétences professionnelles et linguistiques.