L’Algérien Mohamed Arkoun, islamologue et historien de l’Islam, est décédé dans la soirée du mardi, à l’âge de 82 ans, après une lutte avec la maladie.
Nous publions un entretien accordé au journal Liberté sur son travail d’islamologue.
Né en 1928 à Taourit-Mimoune, agrégé de langue et littérature arabes, Mohamed Arkoun obtient un doctorat de philosophie en 1968 à la Sorbonne, à Paris, dont il dirigera la chaire d’histoire de la pensée islamique.
De même, il fondera une nouvelle discipline, l’islamologie appliquée, dispensée dans de prestigieuses universités, en Europe et aux États-Unis. Ses travaux sur l’humanisme arabe et sa critique de la raison islamique lui on valu, à leur parution, une renommée internationale qui ne s’est jamais démentie, en plus de 40 ans de recherche, d’enseignement, de conférences et de publications. En prise directe sur les grands courants de l’histoire et des idées, sa démarche n’ignore pas le présent, à une époque où l’islam est au centre stratégique de l’actualité internationale. Bien au contraire, elle pose la nécessité d’une réflexion d’ensemble sur les problèmes. Connu pour la rigueur de sa pensée et une carrière universitaire entière fondée sur la liberté critique, Mohammed Arkoun se tient éloigné des polémiques médiatiques, des simplifications ou des définitions arbitraires.
(…)Comment êtes-vous venu à la philosophie ? Au choix de l’islamologie ?
Je ne suis pas un professionnel de la philosophie, je préfère me définir comme un chercheur-penseur, sachant qu’il y a de grands et féconds chercheurs qui s’en tiennent à l’accumulation de connaissances érudites, des savants froids, distants par rapport aux significations, aux retentissements et aux conséquences que ces connaissances peuvent produire sur le présent et le futur des sociétés.
Le chercheur-penseur ne cesse de s’interroger sur la stratégie cognitive d’intervention dans la société et la sphère de connaissance où se déploie la recherche. Ainsi se sont imposées à moi la réflexion et l’interrogation philosophiques dans la discipline que j’appelle l’histoire de la pensée islamique. Je suis le premier à avoir introduit à la Sorbonne une chaire nommée Histoire de la pensée islamique. Mon exemple n’a été guère suivi ni en France ni ailleurs avec, bien sûr, les méthodologies et l’épistémologie historique spécifiques à cette discipline.
Car on parle souvent de pensée islamique tout en ignorant ses tâches, ses programmes, ses stratégies cognitives d’intervention dans le domaine complexe et vaste des études islamiques. Il y a des chaires de philosophie, de théologie, de droit musulman, d’études coraniques, etc., mais pas d’une pensée qui englobe toutes ces disciplines très liées les unes aux autres jusqu’au XIIIe siècle dans les trois religions monothéistes. C’est à partir des XVe-XVIe siècles que s’imposent en Europe chrétienne des lignes de partage entre les disciplines philosophiques et scientifiques, et la théologie qui perd progressivement son statut de discipline souveraine durant le Moyen-Âge. La pensée islamique a connu l’évolution inverse : la philosophie et ses liens avec la science ont été éliminés progressivement après la mort d’Ibn Rushd (1198) ; la théologie elle-même s’est trouvée affaiblie, et la raison s’est éloignée de l’investigation scientifique proprement dite jusqu’à nos jours.
C’est pourquoi, j’ai ouvert le vaste champ de recherche sur la Critique de la raison islamique (voir l’édition récente en arabe de mon Naqd al-‘aql al-islâmî).
Cette critique implique l’appel à la philosophie, mais elle part de l’histoire des vicissitudes, de la place et de la sociologie des usages de la Raison dans toutes les disciplines cognitives.
Les fameux séminaires de la pensée islamique, organisés à grands frais par le ministère des Affaires religieuses en Algérie entre 1969-1991, sont devenus une véritable institution officielle. Je les ai suivis assidûment pendant 18 ans.
C’est là que j’ai ressenti la nécessité scientifique de créer une nouvelle discipline que j’ai appelée islamologie appliquée. Il s’agit pour le chercheur de prendre en charge tous les usages que les États, les partis politiques et les divers groupes sociaux enfermés dans leurs mémoires collectives respectives, font concurremment des mots valises comme islam, État, société, politique, vérité, loi divine, etc.
Ces usages ignorent totalement les enseignements, les interrogations, les apports incontournables des sciences de l’homme et de la société concernant les tensions permanentes entre religion, société et politique : ce que j’appelle les trois D en arabe : dîn, dunyâ, dawla. J’ai beaucoup écrit sur ces trois D, mais les discours dominants de l’islam officiel face au discours fondamentaliste éliminent sociologiquement les œuvres scientifiques et critiques sur ces sujets brûlants. Ainsi, bien que mes travaux traitent directement de l’exemple algérien, c’est en Algérie que mes publications sont le moins diffusées, le moins lues et, là où elles le sont, le moins comprises. Parfait exemple de censure généralisée de la pensée critique appliquée à l’intelligibilité des forces profondes de la société réelle par opposition à la société aliénée dans ses représentations mythoidéologiques.
La politique de l’escamotage des cadres sociaux de la connaissance qui soutiendraient les œuvres de la pensée critique a favorisé en Algérie et ailleurs dans le monde musulman le règne sans partage de ce que j’ai appelé depuis longtemps l’ignorance institutionnalisée. Je viens d’employer des concepts qu’on trouve rarement dans les manuels scolaires et que le discours fondamentaliste courant ignore et veut continuer d’ignorer.
Cette coupure entre le discours des sciences sociales et celui des religions en général porte préjudice à tout ce qui touche à la construction d’un espace citoyen pacifique dans les sociétés où l’instance religieuse exerce son contrôle sur tous les domaines sensibles de la production historique des sociétés : politique, culture, connaissances scientifiques, vie artistique, exercice de la pensée critique libre. Cela touche particulièrement les systèmes éducatifs, la formation des maîtres, la liberté de penser, la créativité littéraire et artistique, l’écriture de l’histoire et de l’anthropohistoire.
Selon vous l’islamologie, l’étude du Coran et de la Sunna, devrait s’appuyer nécessairement sur les outils de lecture et d’analyse des sciences sociales. Si on voulait à partir de là caractériser votre thèse, comment l’énonceriez-vous ? L’obligation d’extériorité en quelque sorte n’induit-elle pas qu’on doit presque être non musulman pour comprendre l’islam ? Ou condamner les musulmans à ignorer les travaux scientifiques ?
Votre question exprime clairement l’état de la croyance islamique voulue, diffusée, imposée depuis les indépendances dans les pays d’islam. Toute forme de la connaissance scientifique qui introduit un regard historique, sociologique, linguistique, anthropologique critique sur la croyance orthodoxe et les rites qui l’expriment doit être a priori écartée. On refuse de s’interroger sur les fonctions positives et les dérives imaginaires de toute religion quand elle renonce aux exigences intellectuelles et scientifiques de la raison. Les dérives mythoidéologiques des religions aliènent les rapports du sujet humain avec soi-même ; c’est ce qui nourrit les violences politiques depuis la disparition des codes éthico-culturels traditionnels assimilés dès l’enfance dans le cadre des cultures orales. Ces codes ont été remplacés par l’enseignement à l’école et à la mosquée d’un islam caricatural, réduit à des expressions rituelles, à des formules décontextualisées, sans liens avec son riche patrimoine intellectuel, culturel, moral et spirituel.
C’est un islam victime de tous les effets pervers de la modernité matérielle, technologique et médiatique et soigneusement tenu à l’écart de tous les acquis incontournables, émancipateurs de cette même modernité. À cet égard, la comparaison avec le parcours du christianisme face à la modernité et aux révolutions scientifiques est très instructive. Je ne peux développer ici cette confrontation négligée jusqu’ici par les deux religions et même par les chercheurs. L’islam pris en otage par les États et les oppositions, refuse de considérer pourquoi l’Église catholique, qui a combattu la modernité et la laïcité, se réjouit désormais de la pertinence de la loi de 1905 en France. Elle garde, en effet, le monopole de l’instance de l’autorité morale et spirituelle sans s’exposer, comme elle l’a fait pendant des siècles, aux compromissions et aux errances de tout pouvoir politique. Voyez, en revanche, ce qui se passe en Iran où la Révolution dite islamique a opté pour l’histoire à rebours de celle ouverte par les trois Révolutions anglaise, américaine et française. C’est cette inversion des temporalités historiques par la pire violence politique au nom d’une religion usurpée, qui a plongé le monde actuel dans des guerres sans enjeu humaniste ni promesse d’avenir meilleur, et donc sans issue visible favorable à la condition humaine.
Nous sommes dans cette impasse historique où prédomine la violence idéologique devenue systémique. Le plus grave est que les processus politiques qui ont conduit à ce résultat (voyez l’Irak, l’Afghanistan, le Pakistan, l’Algérie, etc.) sont fondés sur la même volonté d’ignorer souverainement tout ce qui concerne l’histoire de la pensée islamique : le statut cognitif du Coran, les conditions de construction du droit positif appelé fiqh, concept différent de Sharî‘a, indépendance du législateur et du juge de tout pouvoir politique en place ; étatisation de la religion depuis l’avènement de Mu‘âwiya, escamotage politique de la légitimité islamique depuis la Grande scission (al-fitna-l-kubrâ)… Les États postcoloniaux contrôlés par les partis uniques (partis-États) ont fait le choix politique de fonder leur légitimité sur l’islam. Le Pakistan s’est détaché de l’Inde au nom de l’identité islamique. L’islam ainsi invoqué dans une surenchère mimétique meurtrière n’est qu’un bricolage idéologique de l’union sacrée des États, des ulamâ et de sociétés manipulées, dépossédées de leurs points d’appui traditionnels, lancées dans des idéologies de combat semblables à celles des Internationales ouvrières. À quels tragiques aveuglements, à quelles rêveries folles et dévastatrices ont été soumis depuis 1945 tous les peuples de ce qu’on a appelé le Tiers Monde et maintenant le reste du monde? Après l’effondrement de l’idéologie prolétarienne, le recours à l’islam politique a réactivé les promesses de l’eschatologie classique en la vidant de la dimension du merveilleux mythohistorique commun à toutes les religions pour y substituer les fantasmes idéologiques entretenus par les grands Récits de fondation des constructions nationales après les libérations. J’appelle cela les mythoidéologies des religions séculières comme le communisme. Les États postcoloniaux ont impliqué l’islam dans ces Récits brouillant ainsi dans les consciences et les mémoires collectives les Grands Récits fondateurs de l’islam naissant et les Récits bricolés avec les débris de la Révolution socialiste arabe. On retrouve ces bricolages dans les sermons des mosquées, dans les conversations courantes, dans les discours scolaires, dans la littérature et les cassettes populistes vendues sur les trottoirs…
Le bricolage idéologique remonte à une soixantaine d’années ; il ne laisse pas place dans les imaginaires sociaux à la réflexion, aux interrogations vitales, au désir et à la nécessité de connaître, d’analyser, de subvertir la violence politique sans horizon d’espérance par la subversion intellectuelle, artistique, culturelle de tous les régimes de fausses vérités, de fausses légitimités, de légalités factices, de mensonges d’État devenus prédominants même dans les plus hautes instances internationales et les États démocratiques (Bush et Tony Blair). Je peux en parler en m’appuyant sur des expériences vécues. Qui donc libérera l’islam du rôle de victime émissaire qu’on lui fait jouer en l’affichant comme religion officielle dans les constitutions elles-mêmes manipulées ?
Quel bilan faites-vous de cette thèse ? Qu’en est-il des débats aujourd’hui ? Peut-on considérer que l’islamologie en tant que discipline s’inscrit dans la continuité des lectures orientalistes du Coran ?
Je ne défends pas une thèse précise et limitée, j’ai parlé déjà de stratégie cognitive d’intervention. Si l’on parle du code du statut personnel, par exemple, j’examine d’abord les enjeux de la décision politique de tel État aidé par les docteurs de la Loi fonctionnarisés ; les argumentaires des juristes pour maintenir, réformer ou reconsidérer sa légitimité ; puis les fondements religieux, philosophiques et juridiques invoqués pour les comparer à ceux du droit moderne en contextes démocratiques. Je donne ainsi à tous les acteurs sociaux les informations historiques, doctrinales et les outils de pensée nécessaires pour identifier les droits irréductibles de la personne humaine (concept non encore retravaillé dans le fiqh) et particulièrement de la femme et de l’enfant aujourd’hui partout dans le monde et pas seulement en islam.
J’ai publié une vingtaine de titres en arabe chez Dâr al-Sâqî et Dâr al-talî‘a à Beyrouth. Je n’ai pas connaissance d’un compte rendu sérieux publié dans la presse algérienne ; même mon Humanisme et Islam, publié récemment en Algérie, a connu la même indifférence, sinon un rejet par un grand nombre, l’éditeur ne faisant rien pour la promotion d’un titre totalement nouveau dans la production sur la question vitale de l’islam tant disputée dans le monde. En Algérie, comme ailleurs, les gestionnaires officiels du sacré sont vigilants sur la mise à l’écart des livres “subversifs”. Quant à l’islamologie appliquée, elle ne s’inscrit pas du tout dans la ligne orientaliste même renouvelée. C’est une controverse que je refuse d’aborder ici. Car le leitmotiv sur l’orientalisme se poursuit depuis Renan et Al-Afghânî. Elle fait partie du confusionnisme idéologico-religieux. Il y a un débat récurrent sur la science appliquée en général ; c’est l’anthropologie appliquée qui nourrit le plus ce débat ; je ne puis entrer dans les détails ici. (…).
(…)La compréhension de l’islam peut-elle se limiter à la seule étude des textes ? Du discours ? Que pensez-vous d’une vision pluridisciplinaire qui intégrerait la culture, la sociologie, la linguistique et d’autres ?
Je crois avoir suffisamment répondu à cette question. Tant que les musulmans eux-mêmes ne s’engagent pas dans les voies d’une histoire et d’une anthropologie comparées des religions, comme on est en train de la faire en Europe, il n’y aura pas de stimulation intellectuelle et scientifique durable dans le domaine des sciences de l’homme et de la société appliquées aux études islamiques. Les musulmans, même très cultivés et au courant des exigences de la pensée critique moderne, renoncent à leurs connaissances dès qu’il s’agit de traiter de ce que les croyants appellent al-muqaddasât, c’est-à-dire les articles sacro-saints de la croyance (Coran, révélation de la Parole de Dieu ; transmission de cette Parole par Muhammad (QSSSL) ; les dits ou traditions du Prophète (QSSSL), second texte sacré échappant à toute critique historique, vie du Prophète (QSSSL), etc.). C’est ce que j’appelle le Grand Corpus de la croyance.
On se heurte ici à ce que Gaston Bachelard a bien décrit sous l’expression d’obstacles épistémologiques. Quand le croyant grandit dans le discours dogmatique et prononce le mot muqaddasât, il entre dans la subjectivité et la ferveur dévotionnelle ; il quitte ou refuse d’entrer dans celui du questionnement et de l’analyse déconstructive. Cela ne vaut pas seulement pour des personnes qui n’ont pas été initiées aux outils de l’analyse critique ; de grands scientifiques passent aisément et avec les mêmes certitudes dogmatiques à la subjectivité dévotionnelle (…).
Liberté