Dans une autre vie, lorsque j’étais en charge de la communication de la Constituante au FFS, nous avions boycotté pratiquement toutes les sollicitations électorales. Mais, très rapidement, nous nous sommes aperçus que la position était intenable car la sémantique n’était plus appropriée.
Pour la plupart d’entre nous, l’expression qui convient est que nous sommes ailleurs, dans un autre monde. La constitution peut être modifiée mille fois et les élections organisées tous les vendredis matin, rien n’y ferait. Entre nous et eux, il y a plus qu’un univers qui nous sépare.
C’est que nous avions fait confiance une première fois, en 1991, et avions accepté de jouer le jeu malgré nos réticences. Mais ceux qui ont promis de changer n’étaient pas disposés à le faire. Ils en sont viscéralement incapables.
Un quart de siècle après, le ministre de la défense nous fait cette extraordinaire révélation: «L’armée ne fera plus de politique». Mais alors, avions-nous déjà dit à Chadli, pour la même confession, c’est qu’elle en a fait réellement ? Ce dont aucun être censé n’avait douté une seule seconde. Vingt cinq ans après, c’est toujours la même confession, tous les six mois.
Mes anciens camarades du FFS ainsi que les nouveaux sont des personnes très estimables dans leur engagement politique. Je les salue pour leur obstination dans un combat juste. Je lis encore, de temps en temps, leur argumentaire et je vois bien qu’ils sont toujours dans cette sincérité que nous avions au départ, à leur côté pour certains d’entre eux.
Mais en même temps, j’ai de la peine car je sens bien qu’ils se sont retrouvés reclus dans un coin du parloir, sans grande efficacité ni avenir. Toutes les cartes sont toujours entre les mains des mêmes, qui ne sont pas disposés à les restituer ou à les mettre au service du beau jeu démocratique.
La déclaration du ministre de la Défense ferait dire au moins doué des étudiants de première année en droit d’une république bananière que tout est, en conséquence et rétroactivement, entaché d’illégalité. Toutes les constitutions, toutes les lois et les élections sont à renier, dès lors que ceux qui sont dotés de la puissance armée l’ont utilisée pour une autre mission que celle qui est la leur du point de vue juridique. Et c’est un euphémisme de prétendre qu’ils l’ont utilisée à des fins personnelles, de pouvoir absolu et de rente financière.
Inutile d’argumenter plus longtemps l’illégalité. De toute façon, ce qui est dans la constitution est irréaliste ou inappliqué et ce qui est important n’y figure pas. Alors pourquoi mes anciens amis politiques continuent-ils à réagir à ce sujet ?
Il n’est pas écrit dans la constitution que la fratrie du président a le pouvoir constitutionnel de diriger d’une main de fer le pays. Il n’est mentionné nulle part que l’armée possède un pouvoir politique, pas plus qu’un président puisse diriger un pays dans un état de santé qui ferait exclure n’importe quel candidat à un concours de fonctionnaire, pour le plus petit des grades. Aucun article de la constitution ne prévoit une police politique. On ne voit nulle part la mention écrite que la femme est une esclave de l’homme, camouflée au regard de la société et placée sous une tutelle moyenâgeuse. Et nous pourrions citer à l’infini ce qui n’est pas prévu dans la constitution.
Pas plus que ce qui est écrit ne trouve une quelconque réalité. On lit que l’armée est l’institution de défense des intérêts du peuple, que les magistrats sont indépendants, qu’un homme et une femme sont égaux devant la loi, que la liberté des consciences est garantie et bien d’autres choses admirables. Rien de tout cela ne trouve de réalité et notre étudiant précédent en attraperait une apoplexie de rire en lisant de telles fadaises.
Tout cela, nous l’avons compris, n’est absolument pas notre monde. Nous étions pour la liberté de la femme, pour une presse et une magistrature libres. Nous rêvions que la jeunesse ne puisse être contrainte de rien pour son épanouissement et sa liberté de conscience. Nous voulions que chacun puisse exprimer son opinion sans que sa voix baisse et que le regard vérifie qui est autour de lui. Nous étions pour la beauté de la nature, des êtres humains et des mœurs. Nous avons été naïfs et inconscients car nous étions en face de monstres dangereux.
Alors, que cette constitution se modifie tous les jours ou toutes les heures, nous en sommes très loin, elle ne nous concerne pas. Que les généraux continuent à nous dire qu’ils ne s’occupent plus de politique, de finance ou de justice, nous ne les écoutons plus. Que le président continue à nous faire croire qu’il est le symbole d’une révolution fondatrice de la démocratie, nous ne sommes même plus enclin à rire. Que l’on gesticule sur les articles du code de l’esclavage réservé aux femmes ou que l’on exclut les binationaux des postes sensibles, peu importe.
Nos femmes sont libres et nous serions bien touchés par une brusque maladie mentale en voulant accéder aux postes suprêmes d’une dictature. C’est bien le dernier rêve que nous ferions, ou alors sous le coup de l’éthylisme.
Mais en revanche, il y a quelque chose d’inadmissible en ce moment et qui peut nous faire réagir, quelque chose de criminel. Ce sont tous les «douctours» , «professours» et autres «experts» en économie qui s’épanchent dans la presse pour faire peur à la jeunesse algérienne. Il est inadmissible de vouloir effrayer une population jeune et innocente qui a tous les droits au rêve et qui a tous les moyens de s’en sortir.
Tous ces experts du Prince ont fait leur carrière au service de celui-ci. Il est scandaleux qu’ils soient aujourd’hui au service d’une peur annonçant le cataclysme économique. L’économie, c’est la science des hommes instruits et conscients, la jeunesse algérienne ne doit pas avoir peur et écouter ces corbeaux du déclinisme, au seul motif de penser qu’ils ont la vérité économique dans leur propos. Rien n’est aussi faux que cette prétention car le seul objectif est de remplacer une allégeance par une autre soumission, à leur profit.
Rien ne peut arrêter l’émergence épanouie d’une nouvelle génération algérienne. Elle a eu comme biberon Internet et les réseaux sociaux. Elle a vu la lumière et la vitesse de communication qui est incontrôlable par la police de la pensée. L’économie, ce sont les hommes et les femmes qui la font, elle n’est rien d’autre qu’une ambition collective et sa force ne réside pas en des considérations matérielles conjoncturelles. Ma génération a vu la misère des Chinois et des Indiens, il suffit de se rendre compte de leur extraordinaire parcours en si peu de temps.
Il n’y a pas de raison que la jeunesse algérienne n’y arrive pas, mais il faut qu’elle tourne le dos au régime politique actuel, qu’elle fasse de ses convictions religieuses une affaire personnelle et qu’elle n’écoute pas les pseudo-experts. Qu’elle vive, qu’elle rêve et s’en donne les moyens par la conviction, il n’y a pas plus belle énergie économique au monde pour cette ambition à la hauteur des hommes libres.
*Enseignant