Alors que la Constitution devrait être révisée en 2013, un petit rappel sur les pratiques en la matière s’impose. La manipulation de la loi fondamentale est en effet une vieille pratique entérinée depuis l’indépendance de l’Algérie et presque banalisée depuis l’ère du parti unique jusqu’au multipartisme de façade. Tous les dirigeants se sont essayés avec plus ou moins d’originalité à l’instrumentalisation de la Constitution à des fins politiques. Un bref retour historique sur ces pratiques permettra ensuite d’appréhender, par une métaphore filée, l’intrigue des prochains actes d’une comédie politique déconcertante.
De Ben Bella à Bouteflika : l’instrumentalisation de la Constitution
Tout juste après l’indépendance, en 1963, l’élaboration de la Constitution sous le président Ben Bella révèle déjà les manœuvres perfides de la classe dirigeante. D’abord au niveau de la forme, alors que l’Assemblée Nationale Constituante était chargée de la rédaction du texte constitutionnel, c’est essentiellement le bureau politique du Front de Libération Nationale qui impose les principales dispositions, court-circuitant ainsi son travail. Ensuite sur le fond, Ahmed Ben Bella utilise la Constitution de 1963 pour instaurer le système du parti unique; pour échapper à toute forme de responsabilité devant les institutions ; et pour lancer le socialisme « à l’algérienne », socle politique du cadre dictatorial postindépendance. Il consacre le piétinement des principes de la Soummam[1] dans le premier texte constitutionnel de l’Algérie indépendante promulguant ainsi la première version des « Constitutions sur mesure » qui rythmeront l’histoire sombre du constitutionnalisme national.
Ses successeurs ne se priveront guère de pareilles manigances et la brève parenthèse démocratique de la fin des années 80 n’y changera rien. Quarante-cinq ans après Ben Bella, le président Abdelaziz Bouteflika, fin connaisseur des rouages du système, joue habilement la carte de la révision constitutionnelle. Il revient en 2008 sur la rupture déterminante qu’avait marquée la Constitution de 1995 en limitant le nombre de mandats présidentiels. Soucieux de briguer un troisième mandat, le président Bouteflika s’était permis de concocter les remaniements nécessaires du texte afin de constitutionnaliser l’ouverture d’une éventuelle présidence à vie. En 2013, cette tâche noire dans la Constitution –sans compter les prérogatives imposantes de la présidence- ressurgit avec vivacité dans les esprits tourmentés. Entre temps, le goût amer laissé par lesdites « réformes politiques »[2] de 2011 ne présage rien de bon.
Cette tradition autoritaire s’inscrit dans une logique qui dépasse l’entendement : dans le jeu politique algérien, les acteurs accordent une importance au respect des formes tout en violant impunément et sans remord les principes de fond. En d’autres termes, si le Président bute sur une disposition constitutionnelle l’empêchant de mener à bien ses projets machiavéliques, il cherchera à réviser la Constitution afin d’assurer la légalité de son entreprise antidémocratique. Il ne s’agit pas d’une exigence éthique mais d’un des mécanismes bien rodés de l’édification des façades démocratiques.
Le Grand Spectacle
Chaque révision constitutionnelle est un spectacle désolant comprenant un metteur en scène, des comédiens, une intrigue et un déroulement en plusieurs actes. Le metteur en scène officiel, le président de la République, annonce le lancement d’un nouveau show constitutionnel censé révolutionner la réalité politique algérienne. Dans cet élan visionnaire, il convoque ses acteurs fétiches, distribue les rôles et crée si possible une nouvelle instance faisant office de rassemblement de la troupe théâtrale. Au niveau du dialogue, des désaccords fictifs, coups de gueule et faux débats sont généralement encouragés. Les marginalisés restent marginalisés et ne sont aucunement conviés au grand spectacle. Tout est cadré et minutieusement étudié.
L’année en cours dite année des grandes manœuvres présente l’intrigue suivante au grand public algérien : plusieurs scénarios sont envisageables dont un possible progrès démocratique de la loi fondamentale qui comprendrait, par exemple, l’instauration d’une nouvelle limitation du nombre de mandats présidentiels, bien que ceci n’implique pas que la pratique politique en général, se démocratise. Va-t-on planter un nouveau décor ? Certaines rumeurs évoquent la création d’un poste de vice-président afin d’orchestrer une nouvelle phase illusionniste dans laquelle il pourrait éventuellement être par la suite promu président… D’autres prédisent une solution conservatrice, le maintien du même président vieillissant en personnage principal de l’interminable tragédie. En titrant « le président encore indécis sur la possibilité d’un 4e mandat », la presse utilise une formulation qui exprime la position passive et contemplative du citoyen concernant l’évolution du pays, la désignation des détenteurs du pouvoir et les coulisses occultes.
Dans la scène de la révision constitutionnelle maintes fois répétée, l’autorité de référence, une sorte de corps des Sages dit Conseil Constitutionnel -toujours présidé par un proche du trône-, émet des oracles à la demande. Il apporte la touche finale d’absurdité en validant la violation de la loi fondamentale du haut de son délire démocratique. Nombre de citoyens-spectateurs, malmenés, exténués, endurent ce malheureux spectacle virant à la farce, se contentant de critiquer sévèrement ces acteurs du déjà vu et de déplorer leurs tirades méprisantes. Ils trouvent la répétition du même scénario lassante, angoissante, et par un certain aveu d’impuissance, savent pertinemment que la comédie peut tourner sans eux et qu’un public fidèle sera toujours au rendez-vous.
Le peuple algérien avait rêvé au moment de l’indépendance du début d’une sublime représentation. Mais cinquante ans de la même performance par les mêmes comédiens, ont fini par lui faire jeter l’éponge. Frustré sur bien des plans, et dans un flou artistique déroutant, il écoutait malgré tout le metteur en scène affirmer l’an dernier à Setif « Jili, tab jnanou tab jnanou» (ma génération est arrivée à son terme). Aujourd’hui le jeune algérien demeure prisonnier d’un passé qui n’en finit plus, parce qu’une génération plus que grisonnante refuse de quitter la scène et de lui permettre d’être acteur de l’essor de son pays tant chéri.
Procès kafkaïens
Parce que son pays souffre. Les opposants se lamentent en vain, les dirigeants bricolent sans relâche le statu quo, et les esprits vifs et créateurs s’impatientent puis s’assoupissent. Et tout le monde répète toujours la même musique. Cette répétition délirante pousserait presque à la folie. L’élite est en grande partie dépecée, exilée, démissionnaire ; les militants des droits de l’homme, syndicalistes ou membres des comités de chômeurs se réveillent dans des Procès kafkaïens incapables de saisir le fondement de l’accusation, et victimes de la stratégie des poupées russes chargée d’imbriquer les affaires les unes dans les autres. C’est ainsi que les militants sont harcelés voire condamnés à des peines de prison ferme pour avoir soutenu ou demandé la libération d’autres militants arrêtés arbitrairement et ainsi de suite.
Conséquence inévitable: le sentiment de plus en plus pesant d’oppression tentaculaire au sein d’une société civile atomisée et vulnérable. « Incitation à attroupement » est l’un des chefs d’accusation les plus courants, mais la justice kafkaïenne ira même jusqu’à emprisonner (puis relâcher par grâce présidentielle) le militant Mohamed Smain pour « dénonciation de crimes imaginaires » suite à sa découverte d’un charnier et ses enquêtes concernant les crimes et disparitions forcées des années noires (décennie 1990). Même les funèbres souvenirs sont vêtus d’absurde.
Jeux politiques de l’absurde
Oui, l’absurde est partout. Du slogan des affiches pour les législatives de mai 2012 « notre printemps, c’est l’Algérie » en référence au « printemps arabe » qui, en Algérie, aurait été évité, enterré, et même recyclé par les autorités, jusqu’à l’anomalie d’un président absent mais scellé sur le trône. Un chef d’Etat qui ne daigne présenter ses condoléances aux familles des victimes de la prise d’otage d’In Amenas et n’émet un signe de vie que lors de la visite de chefs d’Etat occidentaux. Quant à la scène politique, elle laisse bouche bée. Par on ne sait quels procédés burlesques, l’Algérie a longtemps recelé d’opposants islamistes ministres ou ministres opposants islamistes ou de trotskistes à la Louisa Hanoune partie prenante du culte présidentiel.
Et en l’espace de quelques semaines, tous les dinosaures de la politique algérienne s’en sont allés de leur plein gré ou par une éviction plus ou moins orchestrée. Après le retrait de Saadi du RCD et Ait Ahmed du FFS, c’est au tour d’Ouyahia (RND) de quitter la scène, puis Belkhadem, éjecté par le comité central du FLN. Ce dernier, très impopulaire, est dans une situation surréaliste : comme le rappelle Fayçal Métaoui dans son dernier édito, il a mené le FLN à la victoire (officielle) lors des élections législatives et municipales en 2012 et finit par être évincé. Incohérence ? De tels constats insensés sont la conséquence naturelle d’élections effectuées dans un contexte non démocratique et des logiques insaisissables d’un système régi par des accords à l’amiable entre factions occultes. La cerise sur le gâteau : Belkhadem annonce qu’il refuse de partir. Plus personne n’y comprend rien et tout le monde spécule.
Certains s’interrogent : le champ politique algérien serait-il en décomposition/recomposition ? Le système a poussé si loin la personnification qu’il laisse à penser qu’en changeant de personnes, on inaugure une transformation de la machine. Les départs ont l’avantage politique de donner le sentiment d’une nouvelle ère. Mais il n’en est rien. Si tout Etat solide repose sur la continuité d’institutions pérennes marquées par un roulement du personnel, en Algérie, certains réagissent comme si le départ d’une personne allait provoquer l’effondrement d’un château de cartes. Ni cataclysme, ni changement, il pourrait presque s’agir d’un non-évènement. Les remplaçants sont probablement déjà entassés dans les starting blocks.
Acteurs étrangers de la comédie nationale
Nombre de représentants des chancelleries occidentales sautent à pieds joints dans la comédie de l’absurde. Les envoyés de l’UE en sont particulièrement friands. José Ignacio Salafranca, chef de la mission d’observation électorale de l’UE, saluait le déroulement des élections législatives de 2012 fermant les yeux sur les irrégularités et l’absence d’un échiquier politique libre. Tout observateur sait pourtant que les élections algériennes ne mènent pas à l’alternance au pouvoir mais qu’importe, ces acteurs extérieurs complaisants peuvent chantonner en chœur la victoire du FLN. Les propos déroutants de la chef de la délégation de l’UE à Alger, Laura Baeza, témoignent de cette même complaisance. Cette représentante a régulièrement encensé publiquement le régime autoritaire et émis des déclarations en déphasage total avec la réalité politique algérienne. Parlant souvent de « renforcement de la démocratie » suite à la promulgation de lois liberticides (notamment sur les associations), elle déclarait à Alger en aout 2012 que « […] dans la situation d’instabilité aujourd’hui dans la région, l’Algérie apparaît comme un pays solide, stable et un facteur de stabilité dans cette région ». Le discours de bon nombre de gouvernements occidentaux posant désormais une “condition de progrès démocratique” à la poursuite de leur coopération bilatérale avec les nouvelles autorités égyptiennes par exemple, se module en fonction de l’interlocuteur et ne s’embarrasse guère de telles contraintes lorsqu’il s’agit du fournisseur énergétique algérien.
Mélissa Rahmouni, co-fondatrice et rédactrice adjointe d’ArabsThink.com. Elle réside actuellement au Caire, Egypte.
Cet article a été initialement sur le site Arabsthink
[1] Plateforme politique élaborée lors du 1er congrès du FLN en 1956 comprenant de nombreux principes dont le principe de la primauté du politique sur le militaire ou encore le projet d’établissement d’un Etat démocratique et social.
[2] Ces réformes, préparées par la commission Ben Salah à l’indépendance politique nulle, ont resserré l’étau autour des acteurs autonomes de la société civile, et violé les standards internationaux en ce qui concerne la liberté d’association. Voir les rapports du REMDH ou les alertes d’Amnesty International à ce sujet.