L’image que l’on se fait de la pauvreté est le plus souvent émotionnelle, voire pire, caricaturale : celle d’une mendiante assise en tailleur sur un bout de carton, un bébé dans les bras, implorant « sadaka yal moumnin » sur le trottoir de quelque artère grouillante et bruyante, genre… boulevard Amirouche ou rue Hassiba Ben Bouali. Mais la pauvreté, en termes socioéconomiques, et en termes aussi d’indices de développement humain, est bien plus sournoise que cette image d’Epinal, elle qui emprunte le plus souvent des formes beaucoup moins « spectaculaires » au point de susciter moins d’empathie. Prenons un salarié moyen, appelons-le Abdennour. Il est chauffeur dans une entreprise, agent de sécurité, agent de nettoiement, manœuvre dans le BTP, gardien de nuit ; il peut même être attaché administratif, infirmier, agriculteur ou enseignant. Admettons qu’il touche dans les 20 000 DA et qu’il est père de trois enfants. Avec de tels émoluments, peut-on considérer Abdennour comme un salarié moyen apparenté aux classes moyennes ? Petit calcul arithmétique : entre les factures d’électricité, d’eau, de téléphone (portable), les soins, la facture alimentaire de plus en plus onéreuse avec l’hystérie de la mercuriale des prix, etc., il faudrait prévoir un bon comptable pour faire rentrer toutes ces dépenses dans 20 000 DA.
Si on suppose que Abdennour loue son logis, il faudrait d’emblée mettre le tiers, voire la moitié du salaire dans le bail. Avec l’approche du Ramadhan, les choses se compliquent davantage, le mois sacré étant connu pour ses velléités budgétivores et les dispositions les plus austères ne sauraient en juguler la furie dépensière. Ce qui n’est pas fait pour soulager la bourse de notre ami. Ajoutez-y les vêtements de l’Aïd pour les gosses et tout le toutim. Après, il faudra enchaîner sur les fournitures scolaires. Abdennour doit aussi faire avec les dépenses de l’été, une saison connue pour ses multiples caprices. Quand on se représente que nos élèves sont en vacances forcées pratiquement de mai à septembre, on imagine le désarroi d’un père de famille qui ne peut même pas offrir à ses mômes quinze jours de détente dans un camping sauvage.
La moindre escapade en bord de mer coûte la peau des fesses. Les fruits de saison sont chers, de même que les glaces, les boissons, les grillades et autres friandises estivales. L’été aime le farniente et le panache et ce sont autant de fantaisies qui accentuent les différences sociales. C’est aussi la saison des noces et quand la femme de Abdennour doit rendre une invitation, il faut bien l’honorer d’un cadeau. Parfois, les mariages s’enchaînent comme une épidémie de bonheur et s’il faut prévoir un cadeau pour le moindre faire-part, il faut carrément souscrire à un crédit para-nuptial. Mais il vient de se souvenir que le gouvernement Ouyahia a suspendu les crédits à la consommation. Au reste, Abdennour est un tantinet misanthrope et n’aime pas les fêtes. Le faste de nos ârass lui rappelle trop Marx et la lutte des classes. Il n’hésite pas à brocarder tous ces fieffés hâbleurs roulant des mécaniques dans les travées des salles des fêtes qu’il qualifie de « bac plus ârss ».
Comme tous les Chnawa, Abdennour trouve sa consolation dans le Mouloudia. Mais les chaînes sportives sont cryptées et la carte Art est à plus de 10 000 DA. Ne parlons pas d’Al Jazeera Sport… Il entend prendre une belle revanche avec cette grosse affiche d’Algérie-Uruguay. Il paraît qu’on va rouvrir au public le stade du 5 Juillet. Il aura ainsi toute latitude de gambader dans la grande arène olympique. Il compte même y emmener Aymen, son aîné, faire son baptême du « foot ». Mauvaise nouvelle : c’est 1000 DA l’entrée. Terminées les grosses kermesses footballistiques gratis de l’époque socialiste. Bientôt, même les matches sur l’ENTV seront cryptés, maugrée-t-il. Et de jurer : « Si l’ENTV devient payante, Wallah que j’irai à la nage jusqu’à Trieste ! »
Par Mustapha Benfodil
EW 19 08 2009