Sanctionnés à la suite d’un engagement politique opportun ou courageux, de nombreux intellectuels algériens prennent peur et n’osent plus aller jusqu’au bout de leurs convictions. L’entretien que le périodique El Watan du 17 octobre 2017 accordera au professeur émérite Aïssa Kadri reflète, on ne peut mieux, ce constat tant ses propos de l’heure tenteront de travestir, voire de gommer, des énoncés récemment établis.
Les tâtonnements ou échappatoires de l’ancien dirigeant de l’İnstitut Maghreb-Europe (Université Paris VIII) commenceront dès lors qu’il laissera entendre (au sein dudit journal) que l’appel du 07 septembre ne réclamait pas la destitution d’Abdelaziz Bouteflika, mais visait « (…) justement tout le contraire, à savoir dénoncer (sa) prise en otage par certains groupes de pouvoirs occultes ». Or, la relecture du plaidoyer (également paraphé par Mohammed Hennad, Daho Djerbal, Ratiba Hadj-Moussa, Mustapha Benfodil et Cherif Rezki) confirme le souhait « (…) d’une élection présidentielle anticipée », en raison de « (…) l’état de santé du Président (qui) ne cesse de se dégrader ». İnutile par conséquent de tergiverser après coup. İl n’y a pas à tourner autour du pot, à dessiner des ronds aquatiques pour mieux noyer le poisson et dire, en premier abord, que la mise à l’écart de deux intervenants (Aïssa Kadri et Daho Djerbal) à une conférence organisée à l’occasion du prochain Salon international du livre d’Alger (SİLA) serait le fait du prince, c’est-à-dire de son commissaire, alors qu’elle résulte d’un diktat venu des étages supérieurs. Le réfuter, c’est trembler devant les gardiens du temple, conseillers d’El-Mouradia ou les maîtres absolus, les dignitaires du régime capables de taper sur la table et de renverser les schémas subalternes.
Sid Ahmed Ghozali a beau affirmer, ce même 17 octobre 2017, via l’article de l’édition africaine du Point, que «le pouvoir n’est pas détenu par une poignée de personnes très puissantes », constitué de l’ensemble des chefs de régions, le haut commandement militaire est en mesure de mettre, à tout moment, au pas «l’appareil de centaines de milliers d’acteurs », soit ces chaînons institutionnels que sont les services secrets, gendarmes, policiers, préfets, diplomates, consuls, agents ministériels, bureaucrates ou administrateurs d’universités zélés, patrons d’usines, syndicalistes et dénonciateurs de tout acabit (rapporteurs, choof, etc…). En réalité, l’ex-leader du gouvernement évite de froisser les cercles ordonnateurs entourant le Président ou les leviers directionnels de l’État-major car il caresse sans doute le vœu inavoué d’être le coopté de service, le calife à la place du calife. Aussi épargne-t-il subrepticement l’assigné à la résidence médicale de Zéralda, le dédouane de la gestion calamiteuse des mille milliards de dollars, refuse de le désigner comme principal responsable ou souffre douleur de l’énième gâchis, de diriger le focus ou curseur sur l’article 102, au point d’ailleurs de nier que cette ordonnance a été, depuis des années, maintes fois quémandée.
Aucun observateur assidu du champ politique local pense que l’éviction de Bouteflika règlera la profonde et récurrente crise, tordra le cou à un « (…) système qui s’est intronisé, sédimenté, ramifié, sur plusieurs décennies ». İl se trouve tout bêtement que son départ reste la condition sine qua non du changement, transmutation que ne veulent aucunement faciliter les hiérarchiques qui se cachent derrière l’acronyme APN de façon à jouir de l’aura mythique de l’Armée de libération nationale (ALN), à sceller des dossiers d’affaires que gèrent dans l’ombre des consanguins ou proches affidés. Si l’ancien (Abdelmalek Sellal) et nouveau meneur de l’Exécutif (Ahmed Ouyahia) sont eux-mêmes bénéficiaires de montages financiers, c’est parce que le système en question consiste à créer des monopoles, à écarter la concurrence, à impliquer enfin les pourvoyeurs de commissions et rétro-commissions, notamment quelques entreprises étrangères, particulièrement des chinoises, courtisées en raison de leurs taux accrus de corruptibilités. Les gradés gérontocrates fonctionnent sous couvert de la stratégie de l’empêchement inhibitoire et du contournement conservatoire, selon les dispositifs d’une pérennité castratrice à l’opposée des émancipations citoyennes.
Ne pas soutenir cette initiative liminaire qu’est le retrait d’Abdelaziz Bouteflika, c’est ourdir en catimini un plan de succession. Par contre, interpeller ouvertement les grands décideurs afin qu’ils nomment Mouloud Hamrouche comme le conducteur d’un processus menant à la légitimité démocratique, semble une solution intermédiaire admissible. Elle accordera en effet de la crédibilité aux candidats du futur scrutin présidentiel, les installera dans les meilleures conditions à partir du moment où s’opère concomitamment la refonte du champ médiatique. Tel que configuré, celui-ci favorisera allégrement les circuits réactionnaires protégés par des magistrats au garde-à-vous. Les mois de la préparation électorale devront donc également se conjuguer avec une révision complète du corps judiciaire, correction sans laquelle la modernité politique étouffera dans l’œuf.
Plutôt que de se positionner en simples spectateurs de la chose publique, écrivains, chroniqueurs, plasticiens, cinéastes, metteurs en scène, comédiens, musiciens, chanteurs, blogueurs, étudiants ont à se mobiliser en faveur d’un vaste élan de libres expressions, à peser favorablement sur l’échéance présidentielle de 2019 (ou plus). İl ne s’agira pas alors d’accorder un blanc-seing au guide de l’éventuelle transition consensuelle, mais de l’épauler pendant ce temps de réadaptation, de contraindre par là même le sommet comploteur à lâcher du lest : de l’empêcher de sortir, en ultime ressort, un autre leurre de la boîte de Pandore.
Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art