Contribution/ Les répudiations compulsives de Rachid Boudjedra

Redaction

Le champ de la littérature algérienne est ponctuée de nombreuses joutes ; les plus célèbres restent sans doute celles ayant opposé Tahar Ouettar à Tahar Djaout et, auparavant, Mostefa Lacheraf à Mourad Bourboune, ce dernier reprochant, le 07 décembre 1963, au premier de scruter depuis la capitale française « L’avenir de la culture Algérienne » tout en se préservant « (…) une solide retraite dans les ruelles littéraire de St-Germain-des-prés (…).» Cinquante quatre années plus tard, Yasmina Khadra réplique de façon presque similaire, cette fois pour réagir aux diatribes du pamphlet Les contrebandiers de l’Histoire et annoncer à son responsable Rachid Boudjedra que «lorsque tu te terrais à Paris, durant la décennie noire, je menais une guerre atroce dans les maquis terroristes ». 

À partir de références psychanalytiques, le transgresseur de la trinité taboue (religion, sexe et politique) dénigre le roman « Ce que le jour doit à la nuit », selon lui, atteint du symptôme postcolonial via lequel l’ex-militaire reproduit instinctivement les fantasmes et habitus de l’oppresseur. Trop «(…) souvent orphelin(s) de (leur) colon », les lointains opprimés cautionneraient, en raison d’acculturations ou violences symboliques, des identifications refoulées qui, remontant à la surface, dénaturent ensuite les réflexions de créateurs libérés du joug dominant. Au cœur des thèses d’Albert Memmi et d’Aimé Césaire, la causalité en boucle infléchira également les analyses de Frantz Fanon. Rien étonnant donc que l’éditeur du même nom ait publié le brûlot d’un Boudjedra arc bouté sur les poncifs de la désaliénation culturelle, impacté des slogans mobilisateurs des « djounoud du développement socialiste », formaté à l’idéologie marxiste jusqu’au jour où, déjà malmené, il se convertira au soufisme pour mieux réfuter l’athéisme initialement revendiqué.

Une telle métamorphose conjoncturelle démontre la perte de repères chez un écrivain en quête de postures acceptables mais que plusieurs millions de téléspectateurs verront être déstabilisé et ridiculisé lors d’une émission d’Ennahar TV. Choquées, des centaines de personnes le soutiendront. Parmi elles, Kamel Daoud dégoûté par tant de médiocrités cathodiques devenues le commun visuel du pourrissement ambiant. Éprouvant un syndrome inverse à celui de Stockholm (ce penchant voulant que des otages ressentent, après coup, une attirance envers leurs propres geôliers), la victime écorchera l’actuel chroniqueur de l’hebdomadaire français Le Point, désormais fiché au catalogue des membres des Groupes islamistes armés (GİA).

Sa plainte du 09 octobre 2017 ne nie pas « (…) une certaine fascination pour la
religion, comme vision et choix (…), une aventure (de) jeunesse (…), une ferveur (…)
parcouru(e) jusqu’à (l’)impasse ». Le born-again n’y parle pas d’égarement mais de prise de conscience, celle-là même que Boudjedra transmettait fin mars 1992 avec FİS de la haine, livre à travers lequel il conviait les Algériens à se lever face à la montée d’ « (…) un fascisme vert rampant », se considérait en tant qu’artiste producteur d’images susceptibles de renvoyer aux autochtones une part de lucidité leur permettant de comprendre « (…) qu’on ne peut transiger avec la folie totalitaire (…) », que la situation exigeait de contrarier promptement le fatalisme, l’esprit de démission et l’horizon des désastres. Convoquant « (…) une authentique et impitoyable autocritique », le « Voltaire algérien » (expression à l’initiative du journaliste Gilles Anquetil) composait en état d’urgence de manière à faire barrage aux imposteurs du djihad, à secouer des cerveaux ankylosés. Pareillement convaincu que les Algériens avaient «(…) besoin de lire les mots de (sa) révolte », Rachid Mimouni rédigeait au même moment De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier afin d’offrir « (…) aux autres le courage de résister » devant les « (…) débiles propagandistes de la civilisation d’un seul livre» (in Le Nouvel Observateur, 04 juin 1992).

Kamel Daoud s’appropriera cette ultime formule, ainsi d’ailleurs que celles dans
lesquelles le duo de pourfendeurs divulguait l’animosité viscérale des fondamentalistes vis-à- vis d’une femme « (…) objet d’une fixation obsessionnelle » (Mimouni), comparée au « (…) désordre car elle incarne à leurs yeux le monde perverti par le sexe et l’Occident (…), la souillure, la part du diable à absolument voiler », ajoutera Rachid Boudjedra. Ces extraits
expliquent, peut-être, ou en partie, la réaction malvenue manifestée à l’encontre de l’auteur de Meursault contre-enquête, menacé le 16 décembre 2014 par le salafiste Abdelfatah Hamadache. La fatwa de l’heure venant juste après un passage au talk-show On n’est pas couché (du 14/12/2014), nous concluions alors que le prêcheur recherchait surtout une reconnaissance, gratitude dont raffole Rachid Boudjedra.

En manque et défaut de sunlights, il éprouve de l’aversion et, comme le prédicateur cité, provoque du buzz, seule corde à un arc somme toute bien flasque tant les flèches voulues incendiaires éclairent plus sur la mauvaise foi du prétendu franc-tireur que sur les réelles intentions des supposés usurpateurs épistolaires. Nous avons reproché à Kamel Daoud non pas de soulever la misère sexuelle affectant les musulmans ou le monde arabe, mais d’aborder le sujet à l’occasion des incidents confus de Cologne, de jeter de la sorte l’opprobre sur l’ensemble des migrants, d’enfoncer des milliers d’exilés confrontés à l’ascendance de la peste brune, ce que révèleront malheureusement les législatives allemandes du mois de septembre 2017.

Malgré les désaccords, nos propos n’outrepassaient pas le cadre de la critique constructive qu’acceptera un homme qui, à l’instar de plasticiens originaires de familles et douars modestes, a su quitter les sentiers battus de l’affirmation de soi au profit de l’universel, se démarquer et gagner en notoriété. Son parcours prouve que des désaxés de l’existence peuvent tout à fait retrouver l’itinéraire des accomplissements heureux, qu’apprécier Albert Camus n’est pas une tare à inscrire au registre de l’ignominie, que les discours victimaires des dévots de l’ « algérianité » ou « algérité » pure finissent toujours par s’en prendre à des bouc-émissaires apostrophés dans le but de faire rétroactivement valoir de l’intégrité intellectuelle. Les délires sectaires font échos aux dérives éthiques, de sorte que tous les extrémismes se rejoignent dans le rejet de la différence ou de l’altérité, notamment lorsque de nouveaux concepts enfreignent les normes et lois de la totalité toute bonne.

Puisqu’aucune faille ne doit pervertir le système de la pensée unique, il faut donc montrer le droit chemin à des moutons égarés ou les égorger en vertu de l’unanimisme déterministe. Pendant que Rachid Boudjedra réclamait, avec dix-huit autres apôtres, et par le biais d’une lettre transmise le 1er novembre 2015, une audience auprès d’Abdelaziz Bouteflika, Yasmina Khadra supportait la disgrâce présidentielle prononcée suite
à son refus d’un quatrième mandat synonyme de déroute économique et de dérapages
institutionnels. Osant évoquer le génie algérien, Mohammed Moulessehoul n’est pas le larbin ou « bougnoule de service », encore moins le pion révisionniste de la fameuse « Main
extérieure », voire de la sempiternelle « Cinquième colonne ». Si le film de Mahmoud
Zemmouri, Les folles années du twist (1984-86), « Chante le bonheur des Algériens pendant la colonisation française et célèbre l’amitié entre les deux peuples (…), c’est-à-dire entre le bourreau et sa victime », certifie Boudjedra, que dire de la Concorde civile qui a réhabilité les pires psychopathes ?

Exécrant les émergents et se délectant de leur décapitation sommaire, le grognard
ombrageux falsifie les mémoires, les estampille de lubies dignes des procès pavloviens, de
règlements de compte n’épargnant pas davantage Boualem Sansal. Les pulsions paranoïaques qu’il éprouve à l’égard de ceux censés lui disputer le rôle de figure de proue de la modernité scripturale témoignent d’un être-là aux rancunes pathétiques et maladives.

Saâdi-Leray Farid, sociologue de l’art