Ennahdha, parti élu mais désormais illégitime

Redaction

Débarrassée d’une des plus effroyables dictatures depuis deux ans, la Tunisie n’est pas à l’abri de la tyrannie islamiste qui s’esquisse sournoisement et s’installe dangereusement. Toutefois, arrivée au pouvoir démocratiquement. Ennahdha, parti islamiste sorti vainqueur des premières élections non frauduleuses de la Tunisie, comporte à travers la forte relation (bien que contre nature mais qui constitue son fond de commerce) entre religion et politique, les germes d’une régression. Il est vrai que sur le terrain, depuis les élections propres du 23 octobre 2011, Ennahdha est au pouvoir.

« Ennahdha a bénéficié dans l’opinion publique tunisienne, explique l’universitaire Gilles Kepel, de son statut de parti des emprisonnés et des torturés, un peu comme le PCF, en 1945, avait été le parti des fusillés[1]». Les élites tunisiennes sont prêtes à faire une place à un courant islamiste, s’il est cautionné par les Etats-Unis et le Qatar. Béji Caid Essebsi confie parfois avec humour :« Les islamistes, c’est comme les rhumatismes en vieillissant, il faut apprendre à vivre avec [2] ». Sans surprise donc, le parti islamiste, Ennahdha rafle la mise.  Les Tunisiens non abtentionistes, soit une grosse minorité, ont voté pour le parti de Rached Ghanouchi pour une mission précise et limitée dans le temps : rédiger une constitution dans les douze mois après le suffrage. Aujourd’hui, la constitution n’est pas finalisée et l’année s’est largement écoulée. Double échec. Ennahdha n’est plus légitime car ni les termes ni la durée du contrat entre ce parti islamiste et les Tunisiens n’ont été respectés.

Pourtant le départ de Ben Ali, forcé ou tactique [3], a rendu possible tous les rêves et les espoirs. Seulement, au surlendemain du 14 janvier 2011, après un cafouillage politique entre vacance provisoire ou définitive du pouvoir, s’installe à la présidence, Fouad Moubazaa, âgé de 90 ans président du parlement tunisien, prend presque malgré lui les rennes du pouvoir. Quelques semaines plus tard, un nouveau chef du gouvernement, représentatif d’une élite « décongelée [4] », est désigné. Âgé de 84 ans, Beji Caid Essebsi a pour principal atout son image du père de la nation. A cet âge là, il ne peut guère débuter une carrière de dictateur. Finalement, des octogénaires ont remplacé un septuagénaire. Une Révolution de jeunes, nous a-t-on dit, est confisquée par des plus vieux. Le marché de dupes se confirme. Durablement ? La question se pose quand les islamistes, tenant un langage de démocrates improvisés et très peu convaincants, s’installent peu à peu, avec de grandes maladresses, dans les rouages de l’Etat.

Face à Ennahdha, une soixantaine de partis fait l’apprentissage de la démocratie avec des codes disputés. Les islamistes concurrencés par les salafistes pour qui seul le saint Coran est la référence, et les démocrates déterminés mais peu organisés semblent se vautrer dans la posture de tombeurs du Dictateur Ben Ali. Certains d’entre eux sont même montés sur les barricades. Seulement le statut de déclencheur du printemps arabe est source de vanité. Attitude qui constitue une dangereuse échappatoire. Un peu comme les voisins Algériens qui se sont libérés du colonialisme français et se sont contentés de ce fait d’armes comme seule source de légitimité sans rechercher vraiment un durable et viable projet de société. En Tunisie, la politique s’organise longuement et essentiellement autour d’une nouvelle constitution. L’utilité d’un si long débat sur une nouvelle charte commune n’est pas évidente. Une telle approche a toutes les caractéristiques d’un manuel de montage d’un meuble Ikéa. Le résultat en fin de compte est de qualité moyenne, souvent bancal, surtout quand on est bricoleur amateur.

L’économie est délaissée, pourtant le pays a besoin de cinq milliards de dollars que seul le FMI peut prêter, sous certaines conditions. Les fondamentaux de l’économie tunisienne sont ébranlés : le tourisme décroit, les 200.000 Tunisiens qui travaillaient en Libye sont majoritairement au chômage, comme beaucoup de gens, les filiales des compagnies étrangères implantées en Tunisie, sont loin d’être dans une dynamique de développement, quand elles ne ferment pas boutique. La France, partenaire historique du pays, n’a toujours pas fixé une date de visite officielle ou de travaille de son président qui commence pourtant à sillonner le Maghreb, l’Algérie en premier. Nord Mali oblige. La vivacité de la société civile tunisienne[5] sera-t-elle suffisante pour faire corps face à Ennahdha confrontée à la surenchère salafiste ? Avec l’assassinat de Chokri Belaid et surtout l’onde do choc provoquée, la révolution tunisienne peut enfin commencer.

Tribune libre de Naoufel Brahimi El mili, docteur en sciences politiques, professeur à Sciences-Po Paris et spécialiste du Maghreb.



[1] Entretien avec Gilles Kepel dans Le nouvel Observateur du 3 au 9 novembre 2011.

[2] Cette confidence est relevée par Nicolas Beau, auteur d’une chronique mensuelle dans le revue « Opinions » éditée à Tunis.

[3] Ben Ali était convaincu que son départ pour l’Arabie Saoudite était très provisoire, un peu comme celui du Général de Gaule pour Baden Baden lors des évenements de mai 1968.

[4] La formule est de Ghazi Gherairi, colloque, Sciences Po, Kuwait Program (dirigé par le Pr. Gilles Kepel), Hammamet 9-10 décembre 2011.

[5] Ben Ali avait 300.000 amis sur sa page Facebook, majoritairement opposés à la déferlante islamiste.