Hommage au professeur Mohand ISSAD

Redaction

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Par Ahmed ROUADJIA

Le professeur Mohand ISSAD vient de s’éteindre à l’âge de 75 ans, suite à une maladie qu’ il avait, par pudeur autant que par discrétion, tenue secrète. Son décès m’a profondément chagriné, et en l’apprenant, j’ai manqué de défaillir, tant l’émotion qui m’étranglait était forte. Notre dernière entrevue remonte au mois de septembre dernier au cours de laquelle il ne m’a fait état d’aucun souci particulier à propos de sa santé, mais bien plutôt des signes d’inquiétudes sur le mauvais fonctionnement de notre « Justice » et dont il appelait de ses vœux une refonte profonde.

Le portrait succin de l’homme de loi disparu

Mais qui était-ce au juste cet homme subitement retranché à la vie? Un professeur de droit qui possédait une forte culture juridique, et un sens aigu de l’Etat de droit dont il ne pouvait concevoir l’existence effective que par le mariage harmonieux et l’équilibre des trois pouvoirs : judiciaire, législatif et exécutif.
Avocat, expert en droit des affaires et international, Mohand Issad , formé à « l’ancienne école », possédait également des compétences attestées dans le domaine du droit constitutionnel et figure, à côté du professeur Ahmed Mahiou, parmi les meilleurs juristes de l’Algérie indépendante. Deux personnages considérables, bien connus et appréciés à l’étranger par la qualité de leurs travaux, mais quasi inconnus de la presque totalité de nos étudiants des facultés de droit ! En faisant, il y a plus d’une année, un petit et rapide « sondage d’opinion » auprès des étudiants de la faculté du droit et de science politique de l’Université de Msila sur les figures marquantes de la science juridique algérienne, nul n’a pu me citer le nom de ces deux professeurs dont il question. Tous les étudiants interrogés, soit plus d’une dizaine, ignorent leur existence. Et le comble de l’ironie, c’est que cette amnésie affecte également certains enseignants se disant spécialistes ou « docteurs » en droit ! Si d’autres ont effectivement entendu parler d’eux ou entrevu leurs noms dans des bibliographies, ils ne les ont jamais cependant lus…

Quand les meilleurs partent à jamais ou s’éclipsent …

C’est dire que l’Algérie perd au fil des ans ses meilleurs, par suite de décès, de marginalisation ou d’exil ; se vide de sa substance essentielle, à mesure que l’indigence intellectuelle et la médiocrité prolifèrent, gagnent du terrain, occupent l’espace social et institutionnel avant de s’y installer dans la durée.
Soustrait brutalement à la vie, Mohand Issad nous quitte donc sans crier gare ! Il était justement de ces hommes que l’Algérie perd sans pouvoir les remplacer de sitôt. Imprégné d’une culture juridique et politique, épris de justice et de vérité, patriote sans le dire et sans verser dans la surenchère « nationaliste », à la manière de ces opportunistes qui font du nationalisme de pacotille un fond de commerce, Issad était un homme fortement pénétré du sens de l’Etat et soucieux avant toutes choses de voir s’instaurer dans notre pays une justice non pas « indépendante »- mot qu’il lui faisait peur tant qu’il est chargé d’ambigüités-, mais une justice impartiale et dite par des hommes compétents et intègres, et qui placeraient la loi au- dessus de tous. L’« indépendance » de la justice qui conduisait et qui conduit encore les juges à ordonner des délais de garde à vue souvent dépassés, à la détention provisoire toujours abusive, au mandat d’arrêt et au mandat de dépôt toujours aussi légèrement délivrés, lui répugnait si fort qu’il ne ménageait pas ses efforts pour y dénoncer les méfaits, notamment dans les quotidiens nationaux qui lui ouvraient leurs colonnes.

ISSAD et le rapport de la commission de la réforme de la justice

Dès son arrivée au pouvoir en 1999, le président Abdelaziz Bouteflika sollicite le professeur Mohand Issad de présider la fameuse Commission nationale de réforme de la justice, qu’il avait initiée. Aussitôt installé à la tête de celle-ci, il s’atèle à la tâche qui lui est confiée et la prend à bras le corps. Assisté dans cette mission délicate par environ 98 institutionnels appartenant aux différents corps, il s’est hâté de former une commission composée de 12 personnes chargée spécialement de poser les jalons d’une réflexion devant aboutir à l’élaboration d’un projet de réforme de la justice qui soit à la hauteur des attentes de l’Etat et de la nation. Ce travail d’investigation quasi titanesque et qui aura duré près d’une année avait passé au crible la totalité des lois et décrets promulgués depuis l’indépendance en pointant les points forts et les points faibles de notre législation. Le rapport qui en est résulté, transmis au Président de la République, comporte une analyse rigoureuse et impartiale et d’où il ressort un tableau peu reluisant du fonctionnement de notre justice. Dépourvu de passion idéologique ou partisane, le rapport examine de manière froide les tares et les nombreux abus constatés dans la pratique de la justice depuis l’indépendance, pratique dont les dégâts et les souffrances qu’elle a infligés à des justiciables innocents ou présumés tels, s’avèrent incommensurables. En filigrane, le rapport suggère que les souffrances subies par beaucoup de citoyens par suite d’erreurs judiciaires ou d’abus de pouvoir ne sont pas quantifiables par des mesures physiques, mais seule l’abstraction scientifique et le nombre de cas constatés de visu, pourraient en estimer l’ampleur.

Ce rapport qui aurait pu constituer une véritable « révolution », un puissant levier de réforme de la justice, a été tout bonnement mis au rancart. Faute de « volonté politique » dira plus tard feu Issad. Ce dernier aimait son pays et son métier. J’en témoigne. Il souhaitait ardemment que ce rapport, œuvre d’une réflexion collective, et non individuelle, fût mis en œuvre dans l’intérêt et pour le salut de l’Algérie. Il pensait à juste titre que sans justice véritable, fondée sur des règles précises, transparentes, et universellement partagées, il ne puisse y avoir jamais de paix ou de consensus social durable. L’injustice ne suscite rien de moins que mésententes, désordres et révoltes. Le fait que ce projet de réforme auquel il tenait tant et plus n’avait pas été adopté comme il le souhaitait, l’avait ulcéré. Il m’en avait parlé à maintes reprises avec autant d’amertume que de colère.

Le rêve brisé d’une réforme de la justice, plénière et bien « réussie »

La pratique judiciaire en Algérie, et les dérives dangereuses qui en résultent, absorbait l’essentiel de son activité cérébrale, et semblent reléguer à l’arrière-plan ses soucis strictement personnels, familiaux ou sanitaires, dont il ne parlait d’ailleurs jamais. Pour lui, la sécurité et l’avenir du pays, primaient sur tout le reste. Il rêvait d’une Algérie juste, forte et puissante, et dont il avait su dessiner admirablement les contours dans son rapport final remis au Président. Dans ce rapport, comme dans ses déclarations à la presse, il en appelait au pouvoir politique pour qu’il veille au respect des lois de la République et pour qu’il garantisse l’impartialité et l’équité des jugements rendus par la justice. Dans une entrevue que j’avais eu avec lui en date du 3 février 2010, il me livrait ses sentiments d’amertume et de dégoûts en ces termes que j’avais notés sur le champs : « Je suis estomaqué, me disait-il, de constater que la présomption d’innocence est désormais remplacée par la présomption de culpabilité ! » Puis me rapportant les propos qu’il a relevés lui-même de la bouche d’un magistrat, il ajoutait : « ce juge me disait : je mets en prison X, sans enquête préalable, et c’est comme ça que je travaille ! ». Face au comportement irrationnel de notre justice, et face à la légèreté et l’incompétence avec lesquelles certains de nos juges oublieux de leur devoir éthique et moraux, traitent les présumés innocents en coupables, feu Issad ne pouvait contenir sa colère et son indignation contre ces pratiques qualifiées par lui de « perverses ». La mise sous mandat de dépôt avant l’enquête, en est une. Elle le révolte : « Les gens meurent en prison, après quoi, on les innocente ! » Ou bien : « ils y croupissent pendant des années avant d’être innocentés, sans dédommagements pour les blessures morales et physiques qu’on leur a infligées. » Le nouveau Code Civil serait un condensé d’injustice, selon le défunt professeur.

De la reconnaissance de l’Etat et de la nation…

Compétent, probe, intègre, et rigoureux, mais coléreux et irascible, il est vrai, Issad était un homme habité par la passion de la justice et par le sens de l’Etat dont il conditionnait la stabilité et la pérennité à une application strict et uniforme des principes du droit. Il rêvait donc d’une Algérie régie par des lois justes et équitables et dans lesquelles il voyait la grande rançon de la pacification des rapports sociaux, condition sine qua non du progrès économique et de la consolidation de l’Etat-nation, point de vue que nous partagions. Le rêve qu’il caressait de voir son rapport de réforme de la justice appliqué sur le terrain s’était brisé de son vivant comme un atome en mille morceaux. Ce projet avorté, pulpe amère de ses déboires de vivant, le poursuivra sans doute au-delà de la mort qui vient de l’emporter de manière abrupte, et injuste ! Que Dieu élève son âme au Paradis…
L’Etat, et tous les collègues, avocats et juges, qui l’ont aimé et côtoyé de près, devraient œuvrer pour qu’une rue ou un boulevard, à Alger, soit baptisé en son nom.

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