« ...Pour la première fois après une longue et amnésique absence, je refaisais dans la ville de ma jeunesse, les parcours d’antan, attribuant à chaque coin son anecdote ou son événement marquant. Une sensation de plénitude s’opérait en moi au fur et à mesure des redécouvertes qui confirmaient instantanément les moments consommés de bonheur d’adolescent. Je découvrais alors des sensations qui n’auraient aucun prix sinon celui d’une retraite de dix-huit années durant lesquelles j’avais pu imaginer toutes sortes de pèlerinages sans aucune valeur dès lors où j’étais revenu chez moi. Il m’arrivait souvent de rêver d’une de ces grandes avenues oranaises qui se confondait sournoisement avec des lieux qui me semblaient inconnus, peut-être avec ceux d’ici, du nord de la France. Je tentais vainement pendant mon sommeil de me repérer dans ces lieux étranges et d’interpréter de façon répétée au travers de mon subconscient, ces images confuses entre l’inconnu et le familier pour finalement rectifier péniblement cette avenue sous son aspect d’origine.
Ces rêves étranges me faisaient exclure de ma ville qui autrefois fut mère de mes ébats, parfaite sensation de déracinement dans le sens étymologique du terme.
Aujourd’hui comme par miracle, je ne fais plus ces rêves qui me hantaient avant le retour au pays. Je me sentais totalement libre et satisfait de marcher dans les boulevards d’Oran avec en prime les radiations bénéfiques des rayons d’un soleil d’été qui me réchauffait l’être et éclairaient mon chemin. Thérapeutique !
La nature nous apprendra toujours qu’avec du bon il y a du mauvais, que derrière la lumière se trouvent les ténèbres et puis que face au beau se présente le laid. Pour ne point continuer sur ces éternelles dualités métaphoriques, je constatais lors de mes ballades, la dégradation excessive des immeubles, victimes de la négligence qui me faisait vite redescendre sur le bitume crasseux.
Rien n’avait été transformé depuis mon départ pour la France en juillet 1977, sinon l’aspect d’appauvrissement généralisé des façades et des boutiques. On pouvait presque croire avoir à faire à un conservatisme extrême de la part des responsables communaux alors que la négligence et le laxisme étaient les principaux facteurs de cette déplorable situation. Cependant, de nombreuses maisons privées avaient été construites autour de la ville dans un désordre organisé. On voyait de toute part surgir le même style de grossières constructions cernées par des murs qui ressemblaient à des remparts de forteresses. Pour donner un aperçu, les portails des garages mesuraient au moins quatre mètres de hauteur dans ces habitations aux dimensions pharaoniques dans lesquelles vivaient seulement cinq ou six personnes. Tandis qu’autour des banlieues moins favorisées s’entassaient dans de tristes cités-dortoirs des familles entières de dix personnes agglutinées dans de minuscules trois-pièces.
Pour revenir aux riches quartiers de Saint-Hubert et bien d’autres, on remarquait aussitôt le manque d’espaces verts autour et à l’intérieur de ces blocs de béton. La commune n’avait pas encore eu le temps d’étaler le macadam sur les étroites ruelles démunies de chaussées. Allait-t-elle vraiment le faire ? Probablement oui… probablement non… étant donné l’état actuel des choses. Trop de constructions sont toujours en chantier, beaucoup d’entre elles restent inachevées faute de moyens financiers et à cause de propriétaires ayant eu les yeux plus gros que le portefeuille.
Ils espéraient tous se refaire un jour grâce à une providentielle opération issue de magouilles exercées en « sous-marin », expression qui veut dire caché ou non déclaré. Dans cet état d’esprit, tous les coups étaient bons à user pour arriver à ses fins. La plupart de ces arrivistes « creusaient » au rez-de-chaussée de leur habitation un espace assez large en vue d’un futur local commercial qui financerait la suite des travaux grâce à un profit acquis auprès d’individus ayant les mêmes ressources.
Le plus curieux dans tout ceci, est que l’on retrouvait exactement le même scénario dans toutes les agglomérations algériennes où l’on pouvait apercevoir le même style de ces larges bâtisses sans attraits. Juxtaposées les unes aux autres elles généraient ainsi d’étroites et poussiéreuses ruelles, ayant uniformément les mêmes pourtours aux tons approchants la couleur du sol. Au passage, quelques boutiques aménagées dans de hauts garages étalaient des denrées de première nécessité, stockées et présentées à même le sol. De cette cocasserie urbaine de concentrations habitées est né un grand douar des temps nouveaux… »
Abdelhafid OUADDA
Extrait du roman Le Grand Douar , Éditions Le Manuscrit, 2007