Algérie: Le modèle des Cités pour le passage à la modernité

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Par Mohamed-Amokrane ZORELI*

« L’Algérie est morte sous le mensonge ; le dire ainsi n’est vérité que pour les malheureux, les menteurs vivent royalement de sa dépouille…Le cercle est vicieux. » Boualem Sansal.

Comme ce candide paysan qui, n’ayant connu que son village, croit que derrière la colline qui limite sa vue, il n’y a aucune forme d’existence que son imagination n’a pas entrevue, les porteurs du projet de transition démocratique croient qu’il n’est possible d’avancer vers l’avenir qu’en suivant les chemins indiqués par les rétroviseurs. Le propos de cette contribution est, dans un premier temps,  de montrer succinctement que le congrès de la Soummam est un modèle du passé que, dans cet élan vers l’avenir, il faut surpasser et que l’armée dans ce jeu va surement  perturber les cercles d’Archimède sans aider à trouver le bon remède.  Dans un deuxième temps, il s’agira d’exposer les principes du modèle des Cités en les liant à notre réalité en vue de rappeler à l’élite politique algérienne que seuls des outils organisationnels modernes peuvent nous permettre de réussir le passage de l’Algérie à un état de modernité.

  1. I. Le roi est mort, vive le roi

La masse des sociétés ayant toujours fonctionné à base de routines, dans l’histoire de l’humanité, il a fallu, chaque fois, montrer les limites de l’ancienne technique pour introduire la plus pratique, réfuter l’ancienne thèse pour introduire la nouvelle hypothèse. Il nous semble qu’avec l’élite politique algérienne actuelle, il faut oser fracasser ses outils hérités du siècle passé pour qu’elle puisse enfin se mettre à utiliser des innovations organisationnelles appropriées pour la création d’un Etat digne de l’avenir.

  1. 1.      Congrès de la Soummam, déconstruire avant de reproduire

Même si « la singularité algérienne où c’est l’action qui engendre la réflexion »(1) n’en est pas une, dans la mesure où, d’une part, la pensée des sciences sociales porte sur des phénomènes sociaux prégnants et, d’autre part, en suivant, avantageusement, l’action, la réflexion permet de comprendre et, si possible, de théoriser donc d’affiner l’action, il n’en demeure pas moins que Sadi a le mérite de nous avoir incité à voir la véritable spécificité algérienne qui, à notre avis,  constitue la première urgence en matière d’analyse. Il s’agit de cette spécificité que tous les grand rendez-vous de réflexion dans et sur l’Algérie contemporaine ont engendré le seul despotisme qui fait soumettre l’individu, ce que Durkheim appelle « le despotisme collectif ». notre thèse ici est que, c’est parce que, à chaque occasion, ce sont les gavés de la culture du despotisme collectif qui se font moteur du mouvement dans le statut-quo que ce mouvement finit toujours par servir de force de propulsion au statut-quo qui, ainsi, arrive à se reproduire dans le temps :  en 1951,  le Front Algérien pour la Défense et le Respect des Libertés, constitué de l’UDMA, le MTLD, le PCA ET l’ULEMA, a demandé à l’administration française l’« annulation des élections truquées »(2) ; et en 1997, sept candidats aux élections présidentielles ont signé un pacte de retrait collectif de la course au poste de président de la république, exprimant par la-même leur refus de participer à des élections truquées. Pendant la période du GPRA, Boussouf a osé «  à trois reprisses pincer avec l’index et le majeur le nez de Ferhat Abas, président du GPRA, en lui disant : tu vois que nous t’avons ramené à nous et qu’on a fait de toi notre président.»(3) ;  et depuis l’ouverture démocratique en 1989, tous les analystes politiques parlent d’un pouvoir occulte faiseur de ministres et de présidents. Pour montrer la validité de cette thèse, nous avons adopté une approche comparative entre l’avant et l’après Congrès de la Soummam et l’avant et l’après l’institutionnalisation du pluralisme politique en 1989. Durant la période d’avant le Congrès de la Soummam, en matière de rapport de l’élite politique indigène aux problèmes concrets vécus par les autochtones, outre le fait significatif que c’est Camus qui a écrit « Misère de Kabylie » et que c’est le fils du pauvre qui a écrit « Le fils du pauvre », ce n’est qu’en 1954, et c’était pour expliquer les événements du premier novembre,  que, par Ahmed Benzadi, on a osé décrire une situation sociale du peuple où, par exemple, « les Caïds exigent du bakchich de chaque fellah »(4). Concernant la culture politique de l’élite indigène, Ahmed Kaidi, parlant du siège de l’UDMA au niveau d’Alger en 1954, constatât : « quand un militant mandaté vient à Alger, il ne trouve qu’un nid d’araignées  plein de poussières. S’il fait preuve d’initiative, on a vite fait de le museler, car dans notre parti on aime l’anarchie »(5). Voyant que l’administration française parraine et favorise des listes d’indépendants, les militants de L’UDMA ont déserté leur parti pour se faire élire en tant qu’indépendants en 1951, et, ainsi, « il devenait de plus en plus difficile au parti (UDMA) de trouver des candidats crédibles qui acceptent (…) le travail militant (…) sans espoir d’être effectivement élus et sans les rétributions matérielles et symbolique attachées à un poste électif »(6). Le PPA/MTLD ne fût pas moins « Croc-Blanc » par sa démarche, puisque son militant « Boussouf (…), après avoir obtenu son brevet élémentaire (…) En 1947, il devient membre actif de l’Organisation secrète à Constantine. En 1950, il est nommé chef de la daïra de Philippeville (Skikda) »(7). Enfin, Il est de notoriété publique que  l’UDMA,  le PPA-MTLD,  le PCA et l’ULEMA, tous ont existé sans alternance au pouvoir et en revendiquant l’assimilation par l’égalité du Doit…à un strapontin. La négation de l’identité amazigh faisait aussi partie de la logique dominante de l’élite politique autochtone d’avant le congrès de la Soummam : pendant les années 1940, la revue « République Algérienne » a lancé une compagne « pour s’opposer à une politique colonialiste de la France. L’appartenance au monde arabe et musulman y est constamment  valorisée »(8). C’est dans ce bain culturel cultivant la négation de soi amazighe, l’absence d’alternance et de démocratie politiques, le troc des valeurs militantes contre des valeurs matérielles et l’insouciance des souffrances du peuple que le FLN, notamment à partir de la préparation du congrès de la Soummam, a puisé ses cadres. La qualité des matières explique la qualité de l’appareil, le congrès de la Soummam a produit un document reproduisant la référence exclusive à la dimension islamique et arabe, une structure par laquelle les berbéristes nationalistes ont été liquidés(9) et des pratiques négligeant l’état du peuple (le colonel Amirouche a, à plusieurs reprises en une année, vertement critiqué ses subordonnés pour avoir fait des gaspillages d’aliments pendant que le peuple de fin ou de glands se nourrissait)(10). Aboutissement logique ou déviation, une déviation par des membres connus et reconnus en tant que cadres au niveau interne est une forme d’aboutissement logique, la période postcoloniale a été d’abord marquée par trente années du parti unique ayant contraint à une vie médiocre la masse des algériens. L’ouverture démocratique a donné naissance à une foultitude de partis ne se débarrassant de couches de poussières des sièges de leurs sections qu’à l’occasion d’élections, ayant des chefs qui font durer leur prépotence à l’infini en chargeant leur concurrents novateurs de toutes les ignominies ; bref, une situation qui, par plusieurs côtés, ressemble à celle de la fin des années 1940 et du début des années 1950. Cette balade à travers les chemins giratoires de notre histoire montre que, tout en magnifiant le congrès de la Soummam pour avoir permis la réalisation de l’impossible, la libération du pays, nous devons éviter sa reproduction si notre objectif est de sortir de ce cercle vicieux, de cette trappe du despotisme collectif qui nous tient.

  1. 2. Pour penser l’avenir, mille généraux des armées ne valent pas un Mallarmé

Pour paraphraser de Balzac, nous pouvons soutenir très justement qu’il y a deux catégories de personnes qui, naturellement, ont chacune a une image sombre de l’autre : il s’agit de l’intellectuel d’une part, et du militaire et du bureaucrate, d’autre part. Le bureaucrate, comme le décrit Djaout, s’en fiche qu’un destin fabuleux par son inaction soit raté tant qu’une note administrative l’autorisant à faire n’est pas apprêtée ; le militaire, au mieux, est hitlérien qui s’en fiche que le froid décime ses armées, pourvu qu’elles parviennent au-delà des limites de Napoléon, son rival mal aimé, et les deux voient en l’intellectuel un idéaliste naïf et dépourvu de sens pratique. Les expériences tunisienne et égyptienne nous informent que, dans l’égarement, si nous demandions aux forces du passé le chemin à suivre, celles-ci nous  indiqueraient prestement le seul chemin qui soit fait et sécurisé, celui-menant vers le passé. Et si par contre, on le demandait à un Mallarmé, il nous indiquerait celui à entrevoir, à faire et à sécuriser, celui de l’avenir. Ceci pour dire que, dans un contexte difficile où la volonté est libre et les moyens font défaut, l’homme-abstraction d’Hemingway se disait « je dois penser…parce que c’est tout ce qui me reste à faire », et dans notre situation où les maîtres des lieux, non seulement nous privent de moyens, mais aussi nous interdisent même de vouloir prendre en mains notre destin, plutôt qu’à gagner l’estime des puissants se presser, il faut se faire groupe incubateur de pensées.

  1. II. Le modèle des cités

Conçu et nourri par Thévenot, Boltanski et Enjolras, le modèle des Cités vise à permettre l’établissement de conventions par plusieurs partenaires leur facilitant l’agir ensemble dans la pratique pour réaliser un objectif partagé. Les auteurs de ce modèle postulent que des membres peuvent être raisonnablement portés à travailler ensemble dans un projet commun finalisé présentant un intérêt partagé qui, pour chaque membre, représente ce jeu qui en vaut la chandelle. Ce modèle fonctionne essentiellement par un certain nombre de principes à satisfaire.

  1. 1. L’impératif de justification   

Pour permettre la réalisation de  son individualité, chaque personne à un catalogue de priorités et un calendrier d’activité. Par conséquent, pour s’immobiliser en tant qu’égoïste recherchant la maximisation de son bonheur et, par suite, se mobiliser pour s’engager dans un collectif visant la concrétisation d’un intérêt général, l’être raisonnable a besoin d’un élément justificatif acceptable, qui doit être présenté par des mots simple et précis. Nous pouvons dire, à titre d’exemple, que réaliser le passage à la modernité, la seule possibilité par laquelle l’algérien et l’Algérie de demain   puissent prospérer dans l’arène des nations en se faisant respecter, est un impératif justificatif pour faire adhérer des hommes politiques au projet de transition démocratique.       

  1. 2. Commune humanité

Il s’agit de constituer une palette de valeurs  auxquelles vont s’identifier l’ensemble des personnes. La commune humanité doit permettre la reconnaissance de chaque membre dans le groupe. Dans l’ère d’un monde de plus en plus influencé par la mondialisation, pour les acteurs voulant réaliser une transition démocratique, il n’y a pas mieux comme communauté commune que la nouvelle génération des droits de l’homme.

  1. 3. Différenciation

Comme un projet commun se décline en plusieurs tâches complémentaires, il offre nécessairement aux personnes plusieurs états possibles.  La différentiation consiste à donner la possibilité à chaque membre d’avoir au moins plus d’un état dans tout le jeu. Ainsi, un pédagogue, par exemple, peut jouer un rôle principal dans le débat sur le système éducatif et se contenter d’un rôle circonscrit dans les discussions sur les questions économiques.

  1. 4. Commune dignité

La commune dignité est cet ensemble de règles qui font que pour toutes les personnes, il y ait une capacité identique d’accès à tous les états possibles, la compétence exigée par le poste étant le seul critère de sélection valable. Concrètement, il s’agit de faire exactement le contraire de ceci que dicte la culture actuelle des partis d’oppositions : c’est toujours sa majesté qui sait dire la vérité.

  1. 5. Ordre

L’ordre dans un collectif renvoie au rôle que doit jouer chaque membre dans un contexte donné d’action ou de réflexion collective. Sachant que l’objectif de la communauté est d’atteindre des objectifs précis, l’ordre ne peut être correctement déterminé qu’en tenant compte du principe de capabilité (état qualifiant les personnes). Pour exemplifier, ce n’est pas parce qu’on est président ou secrétaire général d’un partis qu’on va être le représentant de ce parti dans des consultations pour la construction ou reconstruction d’un consensus de transition démocratique, ou qu’en va être systématiquement l’animateur des conférences sur ce sujet.

  1. 6. Formule d’économie

La formule d’économie consiste à mettre en rapport par des chiffre les avantages et bienfaits d’un état supérieur que le collectif veut réaliser et le coût que sa réalisation va engendrer. Ainsi, il est possible, par exemple, de calculer le coût d’absence de la démocratie en Algérie pour chaque partenaire externe, pour un enseignant, etc.

  1. 7. Bien commun 

Consistant à présenter des arguments aux êtres pour les inciter à venir faire partie d’un collectif en leur montrant toutes les dimensions du bien être attaché à la situation à réaliser ensemble, la notion de bien commun peut jouer un rôle important pour faire adhérer des individualités au projet de transition démocratique. La sécurité, l’ordre et le respect mutuel ne peuvent pas laisser indifférents le citoyen algérien. Synthèse La transition démocratique est un concept flou, s’agit-il d’élection simplement libre, ou d’élection libre par et pour des citoyens dignes de leur liberté ? Consiste-elle à instaurer une démocratie créatrice d’une société de citoyens totalement libre dans leurs actes ou à concevoir une démocratie reproductrice d’une société de castes ? Peut-être vaut-il mieux lui substituer l’idée de passage à l’état de modernité. Une fois cette question clarifiée, plutôt que de citer à tout propos le Congrès de la Soummam, plutôt qu’à chaque occasion, on fasse les yeux doux aux armés, – l’histoire de l’humanité pullule d’exemples qui confirment l’idée de Georges Sorel que « Le droit naturel a fourni des armes excellentes aux hommes qui attaquaient les pouvoirs établis (…) il ne fournit que des résultats négatifs, et son action est purement destructive : quand le jour de la révolution arrive, le groupe social le mieux placé pour recueillir la succession du pouvoir restaure l’autorité à son profit » – ; il vaut peut-être mieux se mettre à regarder un peu plus du côté de la société, à comprendre comme des capacités dormantes ou en activité.  C’est en tout cas avec la société civile qu’il faudra travailler pour construire les éléments qui font concrètent exister une société moderne, les biens communs (la santé, l’éducation, la paix,  les rapports pacifiques, la justice sociale, le patrimoine écologique, le patrimoine culturel, la sécurité). Concernant la démarche à adopter  pour réaliser cette  transition démocratique, « La forme des rapports politiques, nous dit Engels, est l’élément historique fondamental », et par conséquent, sans la déconstruction pour une meilleure compréhension de ces rapports, devient vain et oiseux tout débat ou réflexion sur les modalités de transformation pratique. Enfin, sur le terrain des transformations sociales, on risque de  provoquer de graves accidents en  essayant d’y réussir ses épreuves de ski lorsqu’on ne maîtrise pas les idées-outils des Durkheim, Habermas et Boltanski.

Renvois : (1) voir : Sadi, S., « Droits de l’homme et identité : chemins de traverse », in Liberté, Quotidien national d’information, du 26-12-2014, p., 8.  (2), (4), (5), (6) et (8) voir : Rahal M., « Ali Bmoumendjel », Barzakh, Alger, 2011, pp., (respectivement) 151, 145, 153, 139 et 131. (3) et (7) voir : Deroua, A-C., « Abdelhafidh Boussouf. Si Mabrouk vu autrement », in Le Soir d’Algérie, Quotidien national d’information du 31-12-204, p., 8.

(9) voir : Ali Yahia, A., « La crise berbère de 1949, portrait de deux militants : Bennaï Ouali et Amar Ould-Hamouda. Quelle identité pour l’Algérie ? » Barzakh , Alger, 2014.

(10) voir : Hamou Amirouche., « Akfadou, un an avec le colonel Amirouche », Casbah, Alger, 2009.

 

*Par M-A Z Enseignant-chercheur

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