« De l’abondance malheureuse… »
Hors de nos frontières, Pierre Rabhi, un français d’origine algérienne, remporte depuis quelques années un franc succès auprès de
l’opinion publique de son pays d’adoption, en faisant notamment l’éloge de la « sobriété heureuse ». Pour cet agro écologue et philosophe né dans la wilaya de Béchar, c’est même un paradigme qui pourrait sauver nos sociétés modernes, ultra consuméristes, du déclin écologique dans lequel elles se sont embourbées depuis deux siècles. Qu’en est-il de la société de son pays d’origine? Affiche-t-elle autant d’enthousiasme quand on l’harangue à plus de sobriété?
« La sobriété heureuse »
En Algérie, il parait évident qu’un tel discours ne saurait autant séduire et cadrer avec l’état d’esprit général qui anime actuellement la société algérienne . La population, dans sa grande majorité, aspire plutôt à tout le contraire; c’est à dire à vivre selon les critères presque révolus du confort industriel de masse du 20ème siècle. D’autant que l’Algérie a les moyens de sa démesure et que cette richesse reste sans fin dans la psyché collective du peuple algérien.Mais cette course effrénée à l’abondance, qui zigzague entre libéralisme féroce et socialisme populiste, est-elle pour autant si heureuse et durable?
J’ai eu l’honneur de rencontrer M. Rabhi l’hiver dernier, lorsqu’il invita à son domicile quelques membres d’un collectif algérien « Torba », qui milite pour une agriculture plus écologique en Algérie. Je me suis permis de lui rappeler que, dans le fond, on retrouve beaucoup des traditions ancestrales algériennes dans ce qu’il défend. En effet, il n’y a pas encore si longtemps de cela, la sobriété était pour nos proches et lointains ancêtres une valeur essentielle; vécue au quotidien le plus naturellement du monde. Beaucoup de prescriptions et de comportements sociaux adoptés par ces derniers seraient à présent considérés comme des attitudes fort « écocitoyennes ». Comme il est loin ce temps en Algérie, plus d’ailleurs dans la tête des gens, que dans la chronologie des générations algériennes…
Après le temps des vaches maigres
Bien entendu, il ne faudrait pas oublier que cette sobriété a été aussi longtemps malheureuse, c’est à dire mal vécue. Quand ce ne fut pas par tradition religieuse ou profane, mais parce qu’elle a été imposée par la colonisation ou des périodes -pas si lointaines- harassantes pénuries.
C’est d’ailleurs là que réside, de ce fait, la principale source de la pathologie compulsive qui a progressivement contaminé la société algérienne.La même qui, en Europe, après les privations vécues lors des deux guerres mondiales, menèrent ensuite à la surconsommation et les baby boum, aux désastres écologiques.
La maladie de consommer à l’outrance, comme pour rattraper le temps perdu. D’accumuler les signes extérieurs de richesse et surtout de ne plus se soucier des impacts des quotidiens sur les environnements.Pire, faute d’avoir tous les moyens de leurs ambitions , beaucoup d’ Algériens affichent un pseudo luxe lowcost, au plus bas des prix possible pour eux, certes, tandis que cette tendance coûte de plus en plus cher à leur environnement.
La sobriété ne peut être heureuse que si elle est consentie
Quel mérite y aurait-il à être sobre, sinon le courage, quand on est pauvre et démuni? Mais, de même, l’abondance ne peut être un indice de bien-être quand elle nous éloigne de la raison et nous déconnecte avec la nature qui nous entoure et nous influence. Pourtant,un nombre grandissant d’économistes et écologistes, à travers le monde, parlent de substituer la qualité de vie par habitant au produit intérieur brut par habitant; un indice, selon eux, plus pertinent de développement humain.
Les impacts d’une abondance improductive
En Algérie, les conséquences négatives de cette consommation frénétique sont flagrantes et légions: maladies en berne dans les statistiques, pollutions en tout genre, dénaturation des paysages, exploitation peu soutenable sur le long terme de toutes les ressources naturelles, perturbation profonde de notre biodiversité, inégalités sociales d’une amplitude alarmante. Au point que beaucoup de tout cela est devenu le meilleur alibi pour ceux et celles qui veulent se tourner à présent vers le gaz de schiste, le charbon ainsi que le nucléaire; afin de répondre à une demande croissance en énergie en Algérie. La démesure, la folie des grandeurs de tout un peuple qui ne produit pas grand chose et consomme beaucoup de tout…
Sans cela, même, partout autour de nous, l’eau est déjà gaspillé à outrance. Polluée sans vergogne. Dans une mesure aussi alarmante que celle dont la fracturation hydraulique horizontale pourrait être coupable vis-à-vis l’écologie du Sahara, et donc, par systèmie, de celui de tout le territoire algérien.
On consomme des quantités astronomiques d’eau et d’énergie pour construire des méga barrages, dessaler l’eau de mer, mais on ne veille pas à optimiser avec plus de ferveur les systèmes locaux de distribution , de traitement et de canalisation de l’eau. Les robinets jadis trop souvent silencieux, se mettent à grouiller nuit et jour dans le vide. Nos oueds sont si pollués qu’ils véhiculent de nombreuses substances toxiques ,avant d’aller se mélanger à l’eau de mer.On irrigue sans compter et, quand l’eau se met à manquer, on le fait parfois avec des eaux usées. Car il faut répondre à la demande, et non plus la réguler. Un peu comme beaucoup tentent de soulager leurs névroses en cédant à une fièvre d’achats compulsifs…
Vivre pour manger
Quid du régime alimentaire algérien qui est passé à celui du coq « arabe » au menu d’un âne bâté; de la vache maigre aux enfants bibendums. La quantité, le gavage ont pris le pas sur la qualité des produits consommés. Oubliés les denrées et semences du terroir, les habitudes alimentaires locales, le respect du cycle des saisons dans l’alimentation. Des tonnes de pain à la poubelle et tant d’autres nourritures gaspillées. Depuis que tout est jetable, consommable partout et n’importe quand, les déchets pullulent, les hôpitaux débordent de cancéreux et nos espaces sauvages se vident de plus en plus de leur substance naturelle.
Qui y a-t-il de vraiment heureux pour nos citoyens et notre économie dans tout cela? Au sens de bénéfique et durable. Plus de mal que de bien, peut-être, à en observer toute cette frénésie de plus près.
L’économie du juste milieu
Il y a donc un juste milieu à atteindre, un cap à ne pas dépasser pour qu’un accès sans réserve au confort ne mène pas toute une nation sur les sentiers de la luxure écocidaire. C’est cette « ligne rouge » que les Algériens sont à l’aulne de franchir, il me semble, en s’imaginant qu’il est possible d’être heureux en vivant sans cesse au détriment de son environnement.
La réminiscence des privations passées s’est ancré dans la mémoires de ces deux dernières générations; elles ne peuvent plus concevoir la sobriété comme une logique de bien-être. La sobriété que j’évoque dans ce billet, pourtant, à l’échelle d’une économie intime ou nationale, peut être synonyme de notions assez fondamentales pour le développement durable d’une nation moderne :l’efficacité, la responsabilité, la rentabilité.
Il est question ici de bon sens, de postulats de plus en plus admis par une nouvelle génération d’économistes, de militants et de politiques à travers le monde; pas besoin d’être sorti d’Havard ou de l’Ecole des Mines pour en comprendre la pertinence. Parfois même, cela est un handicap, car on enseigne encore trop souvent dans les grandes écoles une tout autre économie, presque hors du temps moderne.
L’Efficacité.
Et cela incombe avant toute autre chose de considérer que la quantité la plus rentable est celle que l’on aura pas encore consommée. Il en va ainsi pour l’énergie, l’eau, par exemple. De la manière, pour nos déchets, moins on en produit, meilleur est leur gestion.Réduire les distances entre le consommateur et les pôles de production, en pratiquant une industrie de proximité portée par un réseau de PME. Décentraliser l’aménagement du territoire. Optimiser les transports de marchandises et de populations. Construire nos agglomérations en privilégiant les économies d’énergies et d’eau dès leur conception. Varier les façons de produire et de consommer l’énergie en préférant au possible les moins polluantes ainsi que les plus renouvelables. Il y a tant de manières de rendre plus efficace une économie aussi peu créative et sobre que celle de l’Algérie.
La responsabilité
collective ou individuelle, vis à vis de notre environnement, elle pourrait être aussi insufflée aux consommateurs par le choix d’acquérir des équipements parmi les plus sobres énergétiquement;des produits de qualité , un conditionnement adéquat aux normes de respect de l’environnement. Pourquoi pas en subventionnant leur prix,de même qu’en taxant l’importation de ceux qui seraient trop énergivores et polluants?
Stimuler l’économie d’énergie et d’eau en fixant des paliers tarifaires pénalisant les gaspillages et récompensant la sobriété; mais jamais au détriment du confort des citoyens. Le principe du pollueur payeur devrait être appliqué à l’échelle de toute l’Algérie, du consommateur aux producteurs, du citoyen aux collectivités. Autant que l’on doit récompenser fiscalement ceux qui sont les plus sobres et responsables vis à vis de l’environnement.
La rentabilité du respect de l’environnement n’est pas juste une vue de l’esprit
Tout d’abord, cette sobriété est potentiellement une source d’économies pour le budget de notre pays , parce qu’en limitant les impacts négatifs de notre développement sur l’environnement et la santé publique, nous en réduisons également les coûts de réparation. Pour le consommateur, il en va de même. Car il est clair que la dégradation de leurs environnement local pèse de plus en plus sur le budget des foyers algériens; ne serait-ce qu’en matière de santé.Il y a aussi les services rendus par la biodiversité que l’on peut quantifier économiquement. De même que la qualité de l’environnement influe aussi sur la productivité ainsi que la capacité d’innovation et de création des habitants d’une nation.
Enfin, d’un point de vue social, des villes saines ainsi que des paysages naturels équilibrés participent au bien-être des populations locales. De plus, cette qualité de vie devient une value qui peut s’avérer très rentable pour le tourisme. Mais là aussi, sans sobriété, une telle activité ne peut être durable; le tourisme de masse a montré ses limites chez nos pays voisins qui en paient fortement le prix en eau, en biodiversité ainsi qu’en qualité de vie de leurs nationaux.
La sobriété doit redevenir une valeur sociale autant qu’une doxa économique pour l’ensemble de la société algérienne. Non pour faire de belles phrases, mais parce qu’il en va de l’avenir de notre pays. Chacun et chacune d’entre nous doit assimiler le fait que l’abondance, sans la pondération, ne dure jamais bien longtemps. Un développement ne peut-être durable dans le temps que s’il est soutenable au sein d’un espace fini.
Consommer mieux, gaspiller moins; produire mieux, en quantité
suffisante. Une utopie?
Non, c’est un cap inévitable à atteindre pour durer dans un siècle qui sera celui de la mutation écologique de nos sociétés ultra industrialisés…ou celui de leur déclin. Il y a d’ailleurs, fort heureusement un nombre grandissant d’Algériens qui partagent ces idées.D’autant que dans la littérature officielle , l’Algérie a déjà statué et planifié par des lois nombres des prérogatives que j’ai citées dans ce long billet. Il ne reste plus, une fois de plus, qu’à les appliquer sincèrement!
Karim Tedjani. Créateur du blog « Nouara Algérie »