Nouvelle. Le mauvais garçon

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Par Abdou. S

Chaque matin, Maman me fait les mêmes recommandations :

— Ne cours pas Amine ! Tu pourrais te faire mal. Et ôte les mains de tes poches quand tu marches. Tu imagines si tu tombais ? Tu ne pourrais pas te protéger et tu te blesserais. Ta jolie petite figure serait toute abîmée. Et sois prudent ! Surtout sois prudent…

Tous les jours, les mêmes inquiétudes, les mêmes conseils.

Alors je descends les trois étages lentement. Dans notre bâtiment, nous n’avons pas un ascenseur. Et même si nous en avions un, Maman ne me permettra jamais de le prendre. Et si elle m’entendait courir dans l’escalier, elle serait capable de je ne sais quoi. D’hurler par la fenêtre, de me gronder devant tout le monde, de dire à tous les voisins que je suis un mauvais garçon.

Dans la rue je ne me retourne pas. Elle me regarde, je le sais. Je sens ses yeux sur mes épaules. Mais je ne me retourne pas. Je traverse au feu, j’attends docilement que le petit bonhomme soit vert. Je marche sur le trottoir en me poussant pour laisser passer les personnes âgées. Je suis un garçon bien élevé. Mais je ne me retourne pas. Je marche ainsi jusqu’au bout de la rue. Au carrefour je tourne à droite. À la fenêtre de la cuisine, Maman guette. Je le sais. Elle espère que je me retourne pour lui faire un signe de la main. Mais je ne me retourne pas.
Ne cours pas Amine ! Peut-être agite-t-elle la main quand même… Ça je ne le sais pas : je ne me retourne pas. Peut-être aussi ferme t’elle la fenêtre en pleurant. Maman pleure souvent.

En début d’année je lui ai dit :

— Maman, je suis en cinquième maintenant. Je suis un grand, je ne veux plus me retourner trois fois dans la rue pour te faire un coucou. C’est fini.
— Tu es grand ! Mais bien sûr que tu es grand mon tout petit ! Mais tu seras toujours mon bébé !

Et elle m’a serré dans ses bras. Je n’aime pas quand elle me serre dans ses bras. C’est être un bien mauvais garçon de dire ça. Pourtant j’aime Maman. Mais elle est comme un lit très douillet, en hiver quand il fait très froid. On se glisse dans le lit, on est bien. Protégé. Et puis au bout d’un moment on a chaud. Beaucoup trop chaud. On devient couvert de sueur, moite. Et on ne peut plus bouger. Pas moyen de s’extirper du lit. Et on étouffe. Voilà, elle est comme ça Maman, étouffante d’amour. Je ne lui en veux pas. Ce n’est pas tout à fait de sa faute. La vie ne l’a pas gâtée. Mon père est mort, pulvérisé dans l’explosion d’une bombe lors d’un attentat à la voiture piégée à Alger. Je n’avais pas deux ans. Il paraît que dans son cercueil il n’y a que des morceaux. Et mon grand frère s’est pendu quelques semaines plus tard. Il avait dix ans. Les morceaux, il n’a pas supporté. Pour mon père et mon grand frère je ne suis pas trop triste : je ne m’en souviens pas. Pour moi c’est juste des photos et deux tombes blanches au cimetière. C’est aussi tout ce que me raconte Maman. Souvent elle me parle d’eux pendant des heures. Je n’aime pas trop, elle finit toujours par pleurer. Elle veut me donner des souvenirs, je crois… Les siens.

Souvent Maman dit que je suis sa seule raison de vivre. Que si je n’étais pas là elle serait déjà partie, que rien ne la retiendrait ici-bas.

— Je comprends Maman. Je comprends… Mais je suis grand et je ne veux plus me retourner trois fois dans la rue quand je vais au C.E.M. Je suis grand et je n’ai connu aucune voiture piégée. Et je ne veux pas me pendre. Je veux vivre Maman ! Je veux vivre !

L’an passé elle m’accompagnait au C.E.M. ! J’avais dû lui tenir tête pour qu’elle ne me prenne pas par la main jusqu’à la salle de classe…
Alors elle me laissait devant l’entrée en me disant trois fois :

— À ce soir mon petit ! Sois bien sage et travaille bien !
Du coup les autres se payaient ma tête. J’étais le petit gâté, le fils à sa maman et j’en passe. Il m’a fallu régler le problème avant de devenir définitivement le souffre douleur de tout le C.E.M. Pour ça, j’ai eu une petite idée…

À une récré de dix heures j’ai volontairement bousculé Djamel, un grand de huitième. Djamel était toujours à me filer des coups en douce et aussi à se moquer de moi devant les autres.
Je l’ai bousculé et aussitôt j’ai dit en le regardant dans les yeux :

— Ho ! Je n’ai pas rêvé ? Tu m’as bousculé, là ? Djamel s’est tourné vers les autres en se marrant, pas du tout impressionné :
— Hey ! Les gars ! Regardez ce bâtard qui me cherche des querelles !

Il n’a pas eu le temps d’en dire plus. Je me suis rué la tête la première sur son bide. Avec la douleur, Djamel s’est plié en deux. Et moi, hop ! Un direct du droit, un crochet du gauche. Djamel saignait du nez et de la lèvre mais il n’a pas pu riposter, le pion était sur nous…
Au surveillant général j’ai dit que Djamel avait insulté mon père. Ce n’était pas vrai mais Djamel a une sale réputation et aucun témoin n’a voulu se mouiller. Le proviseur a été ferme : s’il entend parler de Djamel encore une fois, il le fait lourder du C.E.M. C’est vrai quoi… On n’insulte pas les morts…
Après j’ai dit à Maman qu’elle ne pouvait plus m’accompagner au C.E.M.

Sinon les autres seraient méchants avec moi et ils chercheraient à me faire du mal. Je ne sais pas si elle a compris mais elle a bien voulu. En échange je me retournais trois fois dans la rue.
Une fois au pied de l’immeuble.
Une fois au milieu de la rue.
Une fois au carrefour, juste avant de tourner vers la droite et de disparaître.
Mais cette année je ne me retourne plus.

Notre professeur de Français, Mademoiselle Nesrine, organise une excursion de fin d’année. Les ruines romaines de Tipaza. Elle nous dit que cette région est le berceau de la civilisation de notre pays. Pour elle c’est là que tout a commencé. Une journée d’excursion avec aller-retour en autocar, toute la classe ensemble. Visite des ruines, de musées, une demi-journée de sport avec parcours dans les arbres, piques niques à midi, et le soir on rentrera chez-nous.
Ce voyage j’en rêvais… J’en ai tout de suite parlé à Maman. Sans attendre d’avoir les papiers.

— Non, non, non, non, non, non, non….
Elle ne faisait que dire ça :
— Non, non, non, non, non, non, non….
En secouant la tête de droite et de gauche.
J’avais beau donner plein d’arguments valables, toujours la même réponse :
— Non, non, non, non, non, non, non….

Et dans ses yeux, une peur panique. Bien sûr, pour elle ça faisait beaucoup. Elle ne m’accompagne plus au C.E.M. Je ne me retourne plus dans la rue. L’idée que je parte en excursion pendant toute une journée, c’était trop.
Ce petit voyage j’en rêvais. Mais ce n’était plus la peine d’en parler.
Mademoiselle Nesrine cherchait cinq ou six parents pour accompagner la sortie. Ça je ne l’ai pas dit. Ce voyage j’en rêvais. Mais si Maman l’accompagnait, ce ne serait plus un rêve. Elle allait m’étouffer et ce serait un cauchemar.

Dès fois, quand Maman ne va pas bien du tout, elle veut que je dorme dans son lit. Ce soir elle en avait pris un sacré coup. Ça n’allait pas être facile de la calmer. Ses lexomils et ses tranxènes n’y suffiraient pas, je le savais. Après le repas, à sa façon de me regarder, j’ai bien compris ce qu’elle voulait. Que je dorme dans son lit, comme quand j’étais tout petit, qu’elle me consolait de mes gros chagrins.

J’ai peur quand Maman a ses yeux là. Peur de ce qu’elle peut imaginer pour se faire du mal. Peur que tout bascule. Alors je dors avec elle. Je mets ma tête contre son épaule, elle me caresse les cheveux doucement en murmurant « Mon petit… Mon tout petit… » Et puis elle finit par se calmer et s’endormir.
Tout doucement je retire son bras autour de moi et je m’en vais. Maman est tout ce qui reste de ma famille. Je ne lui en veux pas, la vie ne l’a pas gâtée.

Demain c’est les vacances de l’hiver. Mademoiselle Nesrine nous a distribué les papiers pour l’excursion. À la fin du cours elle m’a demandé de rester.

— Ta maman voudra te laisser partir avec nous Amine ?
Mademoiselle Nesrine est très gentille. Elle comprend tout un tas de trucs sans qu’on ait besoin de lui dire. Elle continuait :
— Tu sais, si tu veux je peux lui parler. La convaincre de te laisser partir.
— Oh non ! Mademoiselle. Ce n’est pas la peine ! Je crois qu’elle voudra bien, j’en ai déjà parlé avec elle.
— Tant mieux Amine… Tant mieux. Je serais vraiment contente que tu puisses venir avec nous. Si tu es embêté, il ne faut pas hésiter à me demander de l’aide.

J’ai quitté la classe le cœur tout emballé. Mademoiselle Nesrine veut vraiment que je fasse partie de cette escapade. Elle est si mignonne !
Ce voyage j’en rêve… Et je suis bien décidé à le faire.

Ce matin c’est le départ. Ce que je suis content ! Toute la soirée d’hier j’ai regardé mon sac. C’est moi qui l’ai fait. Ô ! Peut-être il est un petit peu gros… Une journée, ce n’est pas rien. J’ai préparé mon sac comme Maman l’aurait fait. En y enfournant trois fois trop de vêtements. Et des pantalons de rechange si je me salis, et des pulls s’il fait froid, et une écharpe de laine pour le retour le soir…

Ça n’a pas été facile. Il y en a eu des cris et aussi des larmes. Mais dans la vie tout peut s’arranger. Toujours. Il suffit de le vouloir très fort, de s’accrocher à ses rêves pour qu’ils finissent par se réaliser.
Dans la rue j’ai eu envie de me retourner… Mais j’ai tenu bon. Mon gros sac soigneusement rivé à mes épaules, mon petit sac – celui pour garder dans le car – ballotant sur mon ventre, j’étais libre comme jamais encore je ne l’avais été.
Le car nous attendait à six heures trente devant le C.E.M. Mademoiselle Nesrine nous avait fait la leçon longuement :

— Surtout ne soyez pas en retard. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre les retardataires. C’est bien compris ? Six heures trente précises devant le collège !

Au fond je savais que mademoiselle Nesrine attendrait… Elle n’est pas si sévère. Moi, j’étais plutôt en avance. Et plutôt content aussi. Parce que devant le collège, je peux vous dire que des parents, il y en avait ! Ils étaient tous là, à accompagner leurs rejetons. Je suis passé devant eux, en prenant mon air important. Je ne veux pas être méchant mais bon, une petite revanche qui ne coûte rien… Mademoiselle Nesrine semblait surprise que je sois seul.

— Vous savez, si Maman m’accompagne elle est capable de pleurer quand le car va démarrer… Vraiment, il valait mieux que je vienne tout seul.
Mademoiselle Nesrine comprenait.
Deux heures plus tard, Mademoiselle Nesrine est venue me trouver :
— C’est curieux tout de même… Presque tous les parents ont téléphoné pour savoir si tout se passait bien et ta maman ne l’a pas fait…
Là, j’ai un petit peu menti.
— Je l’ai appelée avec le portable de Nadir, pour qu’elle ne s’inquiète pas.

Je n’aime pas mentir à mademoiselle Nesrine. Elle est tellement gentille !
Mais dès fois les choses sont trop difficiles à expliquer. Alors un mensonge et tout est réglé.

Cette excursion jamais je ne pourrai l’oublier. Une journée, une journée de bonheur absolu. Le bonheur, en premier, c’est d’être loin de Maman. Ô, je sais bien… Il faut être un mauvais garçon pour parler ainsi. Je ne suis pas un mauvais garçon. Simplement, quand Maman est là, je n’ai pas cinq minutes de tranquillité.

Pas cinq minutes pour souffler, être un peu seul. Vivre pour moi, selon ce que je pense. Et en douze ans, un jour sans subir ses excès de larmes et de baisers, jamais je ne l’avais vécu. Pas même une seule soirée… Faut me comprendre, ce n’est pas facile de grandir avec un tel poids d’amour sur ses épaules. Tout cela est si lourd.

Mademoiselle Nesrine est très gentille. Elle s’intéresse à moi, elle se fait du souci pour moi, je le vois bien. Elle aussi a plein d’amour à donner. Mais comment dire ? Ce n’est pas pareil ! Elle n’étouffe pas…

En descendant du car j’avais le cœur gros. Le voyage était fini. Il restera comme une parenthèse dans ma vie. Une parenthèse de bonheur. Une journée sans souci… Les seuls de ma vie. À l’arrivée, mademoiselle Nesrine a froncé les sourcils en me regardant. Tous les parents étaient là sauf Maman. Je savais ce qu’elle pensait.

— Si elle était venue elle m’aurait serré dans ses bras tellement fort en pleurant beaucoup… Les autres se seraient moqués. J’aime autant qu’elle ne soit pas venue. Cette sortie était tellement merveilleuse…
Mademoiselle Nesrine comprend ces choses là.
N’empêche… Arrivé dans ma rue, au pied de l’immeuble, j’ai regardé la fenêtre de la cuisine. J’aurais été tellement content que Maman l’ouvre pour me faire signe… Elle ne le fera pas. Je le sais.
Mon sac est encore plus lourd qu’à l’aller. Je rapporte tellement de souvenirs que j’ai dû tasser et tasser les vêtements pour tout loger. Mais je ne prends pas l’ascenseur. Maman n’aimerait pas.

Je l’ai trouvée comme je l’avais laissée. Bien sûr, elle ne peut pas bouger.
C’est à cause de tous ces médicaments. La veille du voyage je lui ai tout avoué. Les papiers que j’avais remplis en imitant sa signature, le départ le lendemain, six heures trente devant le collège, une journée à visiter les ruines romaines de Tipaza.

Maman pleurait, criait, hurlait des choses horribles. Que j’étais un mauvais garçon, que je finirai par la faire mourir de chagrin. Rien ne la calmait.
Alors je lui ai donné un médicament. Et puis un autre. Et encore un autre. Tout ce que j’ai trouvé dans l’appartement. Tranxène, Lexomil, Temesta, Rohypnol, Valium… Tout…
Je l’ai aidée à se coucher. Elle ne criait plus. Elle était toute molle, toute sans force. Et puis elle s’est endormie. Mais elle faisait du bruit avec sa bouche.
Des bulles avec sa salive. Même ça c’était devenu insupportable. Le petit crépitement des bulles qui éclatent. C’était aussi insupportable que ses cris ou ses larmes. Je ne pouvais plus l’entendre. J’ai pris son oreiller, pour le poser sur sa tête. Pour empêcher les bulles d’éclater. C’était juste pour avoir du silence. Mais après j’ai appuyé, appuyé de toutes mes forces.

Maintenant Maman ne bougera plus jamais. Elle a fini de pleurer. Fini aussi de m’étouffer. Mais moi je sens bien qu’elle va me manquer. Que la vie va être encore plus dure, encore plus triste.
Et cette envie de pleurer au fond de la gorge.

Un jour mademoiselle Nesrine m’a donné son numéro de téléphone. Le numéro de son portable. En me faisant promettre de l’appeler si j’avais un gros problème. À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Je me souviens, c’est ce qu’elle a dit.
Ce soir il me faut le faire.
Garder un secret comme le mien, c’est beaucoup trop lourd. Plus lourd encore que le plus étouffant des amours.
Je vais appeler mademoiselle Nesrine. J’ai comme une boule terrible dans la gorge. Une boule qui m’étouffe.
J’ai besoin de dire…
Et aussi de pleurer. De beaucoup pleurer…

A.S