Par Zoubir Benhamouche, économiste
Dans la troisième partie, publiée le 29 septembre 2012 sur le site Algérie Focus, j’exposais l’idée que la refondation de la société civile était un prérequis pour tout scénario de changement positif [1].
Un régime dans une trappe ?
Lorsqu’on se livre à une interprétation des « évènements politiques de ces derniers mois » et des agissements du régime, le scénario qui semble se dessiner est celui d’un « soft statut quo », ce qui signifie que le « pouvoir » va se livrer à un numéro d’équilibriste, essayer de créer un meilleur développement économique sans toucher aux fondements du régime.
Il faut être prudent quand on parle de « pouvoir », car celui-ci est des plus opaques et il n’est pas monolithique. Le « pouvoir » est donc, tout comme le peuple, soumis au même problème de défaut de coordination (ou « trappe sociale »)[2]. Ainsi, le scénario du « pouvoir » n’est pas forcément le meilleur qui soit pour l’ensemble de ses composantes, mais il est celui auquel la contrainte de défaut de coordination, dont ses membres sont victimes, permet de parvenir. Le régime ainsi est piégé dans une trappe, et il ne parviendra pas à s’en extraire seul. C’est ce qui justement provoquera sa nécessaire mutation à terme.
Le régime a délibérément empêché l’émergence d’une société civile indépendante et forte pour pouvoir assurer sa pérennité. Il maintient un certain degré de désordre pour apparaître comme le seul rempart contre le chaos. Cela peut paraître astucieux, mais cela ne fonctionne que dans une société figée, totalement coupée du monde. On est loin d’être dans ce cas. Ainsi, en empêchant la société de se construire, il favorise en fait un changement par la violence. Ainsi, l’erreur première du régime est d’avoir fait le vide dans la société, d’avoir empêcher l’existence de forces suffisamment fortes pour pouvoir s’opposer un minimum à lui et le forcer à changer. L’autre intérêt de telles forces aurait été d’offrir une régime une contrepartie crédible aux yeux du peuple pour pouvoir négocier une éventuelle transition.
Plaidoyer pour un vrai changement en douceur
Considérant que le changement économique est un processus long, que la démocratie est une culture qui prend du temps à se construire, je suis partisan d’un changement par étapes, dans la détermination, mais également dans la sérénité et la négociation. Cependant à ceux qui affirment que la démocratie n’est pas pour les peuples arabes, et a fortiori par pour les algériens, je réponds qu’ils sont dans l’aveuglement total. Les peuples voisins se sont élevés contre le manque de libertés, contre l’arbitraire des institutions, et c’est la preuve qu’il n’y a pas un gène de la soumission à l’autoritarisme aveugle et à l’injustice, et qui nous condamnerait à jamais à vivre sous des régimes dictatoriaux.
Ce qui précisément bloque le progrès dans notre pays c’est le manque de libertés économiques, politiques et sociétales. On pourrait être tenté de penser qu’il suffirait de lever la contrainte qui pèse sur les libertés économiques pour provoquer le développement, un peu sur le modèle chinois. Mais l’Algérie, ce n’est pas du tout la Chine ! Cette question va au delà du sujet de cet article.
En effet, toute chose égale par ailleurs, c’est à dire sans pression supplémentaire de la société et sans modification du jeu institutionnel, les institutions et toutes les poches de rente qui existent dans la société (aussi bien au sein de l’Etat, dans les institutions que dans l’économie) continueront à s’opposer aux réformes, car personne ne voudra perdre ses privilèges, sans avantages et changer ses comportements. Qui plus est, la société elle-même continuera à fonctionner de la même façon car elle n’aura pas reçu de signal crédible d’un réel changement. En somme, même si on parvient à améliorer un peu les conditions économiques, ce ne sera pas à un niveau suffisant pour renverser significativement la tendance. Les institutions et l’économie son intimement liées, on ne peut transformer l’économie sans modifier le fonctionnement des institutions.
J’en arrive à présent aux scénarios que je privilégie.
Il faut bien comprendre que l’axiome de base, comme je l’ai expliqué, est que sans pression « citoyenne » du peuple, il y a très peu de chance que le régime se réforme suffisamment pour engager le pays dans une dynamique vertueuse de modernisation de nos institutions et de notre économie.
La refondation de la société civile, via notamment les instruments que j’ai décrits dans l’article précédent, est donc une condition nécessaire.
Scénario 1 : une négociation implicite entre le pouvoir et la société
Le premier scénario consisterait à bâtir un consensus national autour d’une figure politique qui n’est pas déconnectée du régime, mais qui jouirait d’une intégrité suffisante pour susciter une adhésion populaire et motiver une mobilisation citoyenne. Cette figure politique devra arriver au pouvoir avec un projet de société et s’engager à respecter une feuille de route sur laquelle porterait ce que je qualifie de « négociation implicite ». Cette feuille de route aurait en effet une dimension à la fois économique et politique, dérivant précisément les différentes réformes qui seront mises en œuvre et leur timing. Elle préciserait également un certain ombre d’objectifs (chiffrés) à atteindre en terme de croissance, d’emplois, de conditions socio-économiques, d’avancer sur le plan d’un fonctionnement démocratique des institutions, d’Etat de droit etc. C’est là qu’on comprend l’intérêt d’une mobilisation citoyenne et le sens du mot « implicite ». En affichant ses ambitions pour le pays, la refondation de la société civile aurait l’avantage de permettre au peuple de « monitorer » les actions du futur chef de l’Etat et ses équipes, afin de suivre la réalisation de leurs engagements et exercer les pressions nécessaires (et saines) non seulement sur les institutions mais également sur les composantes de la société qui s’opposeraient aux réformes.
La réalité du terrain suggère de faire preuve de pragmatisme. On ne pourra pas basculer du jour au lendemain vers une situation idéale. Une période de transition s’avère nécessaire.
Scénario 2 : une concurrence sous conditions
Le second scénario pourrait être privilégié si aucun consensus national atour d’une figure politique n’émerge. Il consisterait à élargir le nombre de concurrents potentiels pour la prochaine élection présidentielle. Il y aurait une sorte d’ouverture contrôlée. Les concurrents devront être signataire d’une sorte de pacte national (qui comprendrait notamment une feuille de route économique, politique, et des conditions qui seraient constitutionnalisées[3]), et jouir d’une popularité et d’une intégrité suffisante. Bien évidemment, la « sélection » des ces candidats potentiels devra se faire en concertation avec les différentes composantes de la société (régime et société civile). Enfin, le régime s’engagerait à organiser des élections libres et prendrait les mesures nécessaires pour se lier les mains dans se domaine, c’est à dire s’éviter la tentation de manipuler les urnes le jour j. Mais, si ce scénario est adopté du fait d’une absence de consensus, on peut supposer que les différentes parties en présence veilleront à la neutralité de l’administration.
Chacun de ces scénarios suppose que « le pouvoir » cesse d’empêcher la société civile de se reconstruire. C’est réellement une question de sauvegarde de la nation.
Nous avons besoin d’une vision
Pour finir, quelque soit le scénario, il faut inscrire une vision de l’Algérie à horizon de 5 ans et 10 ans, dans les domaines économique, social et institutionnel. Il s’agit de se fixer des objectifs à atteindre en 5 ans et en 10 ans, et de tracer le chemin à suivre en termes de réformes. Dans le domaine économique, la priorité serait de définir une stratégie ambitieuse de diversification de notre économie. Cependant, comme l’a montré l’initiative NABNI[4] avec force et arguments, le changement économique est difficilement réalisable sans changement de la gouvernance publique. Ainsi, il sera nécessaire d’expliciter des réformes pour rétablir l’Etat de droit (indépendance de la justice notamment), procéder au rééquilibrage des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif (et notamment redonner son plein rôle au parlement), et mettre en place les mécanismes de discipline et de contrôle des institutions. Il est capital de faire en sorte que les institutions deviennent redevables devant la société. Enfin, il sera nécessaire de définir un programme ambitieux pour construire les capacités des pouvoirs publics, autrement dit moderniser l’Etat et l’administration pour leur donner les capacités d’accompagner le développement de notre pays.
Je voudrais terminer cette série d’articles sur Algérie Focus sur le changement en Algérie par rappeler que le salut de l’Algérie ne viendra que de l’irruption, pacifique, de la société civile sur la scène du jeu politique. Il viendra dans la redéfinition des règles d’exercice et de prise du pouvoir. Si le peuple, à travers la société civile, n’en prend pas conscience suffisamment tôt (c’est à dire dès maintenant), ma crainte est que nous rations le coche de la prochaine élection présidentielle et que nous allions définitivement droit dans le mûr, droit sur l’Iceberg (pour reprendre l’image adoptée par NABNI pour décrire l’urgence de la situation). Que Dieu nous en préserve. Il ne le fera cependant que si nous nous raccrochons à l’un de Ses Versets :
« En vérité, Allah ne modifie point l’état d’un peuple, tant que les individus [qui le composent] ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes » (Sourate 13, Verset 11).
[1] Voir les articles précédents pour la définition de cette notion.
[2] Une « trappe sociale » caractérise une situation dans laquelle des individus (ou des ensembles d’individus) doivent choisir dans un ensemble d’actions qui ont des conséquences mutuelles sur leur bien être individuel. Ils ont la possibilité de coordonner leurs actions ou non. Leur bien être collectif est plus élevé dans la situation où tous les individus coopèrent en coordonnant leurs actions. Ils se retrouvent dans une trappe sociale, une situation de non-coopération, lorsqu’ils ne parviennent pas à s’entendre pour choisir individuellement les actions qui maximisent le bien être collectif. La non-coopération conduira alors tout le monde, ou presque, dans une situation moins bonne que s’ils avaient pu coopérer
[3] La nature clanique du régime, et le mode de prise du pouvoir, imposent que les parties en présence prennent des engagements pour éviter l’un des syndromes de ce type de régime politique « le winner takes all society » (le vainqueur prend toute la société).
[4] NABNI, www.nabni.org. Le projet NABNI 2020 propose justement une vision pour l’Algérie à horizon 2020 et une stratégie pour atteindre les objectifs de cette vision.
Les autres parties
Première partie : la dynamique de l’implosion
Deuxième partie : Qu’est ce qui doit changer
Troisième partie : Comment changer ?