Tribune de Tareq Oubrou, Recteur de la mosquée de Bordeaux
La liberté de conscience et d’expression est un acquis occidental incontesté et incontestable. Une avancée et un progrès philosophico-moral réels de notre humanité. Leur élan doit être irréversible. Le droit à la création intellectuelle et artistique participe de cette liberté. Toute concession dans ce domaine ne rendrait pas service à ce qui fait l’être humain : la liberté. Nous devons alors tous défendre et universaliser cette valeur cardinale.
Mais le reste du monde n’est pas occidental, ni très démocratique. Beaucoup de civilisations ne voient pas la liberté avec les mêmes yeux d’un Occident fortement sécularisé. Les libertés individuelles n’y incombent qu’aux personnes concernées et non pas à leur gouvernement et à leur Etat. Ce que beaucoup de manifestants dans le monde musulman ne savent pas. Dans cet univers culturel, le totalitarisme de l’Etat avait remplacé l’esprit tribal de jadis (la » asabiya d’Ibn-Khaldoun « ) et où le » je » de l’individu reste encore dilué dans un » nous » communautariste flou. En dépit du » printemps arabe « , cette mentalité persiste. La confusion entre l’Etat et le citoyen est totale, et la vidéo diffusée sur Internet est donc comprise comme une expression de l’Etat américain.
Cette lecture du monde justifie aux yeux de certains de s’en prendre à l’ambassadeur américain en Libye, qui était pourtant un grand ami du peuple libyen. Il s’agit là non seulement d’un crime et d’une transgression du droit international, mais d’une transgression d’un commandement du Prophète qui a interdit de s’attaquer aux ambassadeurs et aux émissaires. Cette interdiction, comme l’explique le Prophète, est un respect d’un droit international qui existait déjà à son époque. On assiste là à une ironie de l’histoire, lorsque des musulmans tuent pour le Prophète contre le Prophète.
La vulnérabilité de certaines cultures musulmanes est devenue un prétexte pour renforcer ou revendiquer des lois liberticides et augmenter l’extrémisme et l’intolérance contre les enseignements de la religion elle-même. Car au fond il s’agit dans tout cela plus d’une frustration que d’une spiritualité éclairée. Cette tentation gagne même des musulmans vivant en Occident. Le monde musulman, sans l’essentialiser, doit dépasser sa susceptibilité à l’égard de l’Occident et rompre avec l’esprit complotiste et victimaire qui le ronge. Car tout simplement la liberté et la créativité restent le propre de l’homme, et donc des notions sacrées sans lesquelles l’homme n’est plus homme. Aucune religion digne de ce nom ni aucun système culturel ou philosophique ne peut nier ce principe.
Et c’est parce que l’homme est libre qu’il est responsable. En effet, une liberté mal gouvernée peut engendrer un désordre, d’où la nécessité d’une éthique universelle capable d’harmoniser les libertés. Car aux libertés s’opposeront toujours d’autres libertés. Que faire alors devant cette condition humaine compliquée et complexe ? Et comment surmonter ce paradoxe ?
Notre humanité est unifiée par une mondialisation qui l’engage dans un destin presque commun. Aussi les moyens de communication et de transport sophistiqués ont-ils favorisé le surgissement d’un phénomène d’intrication et d’interpénétration des cultures et des civilisations qui révèle l’humanité à elle-même, parfois avec brutalité. Cette situation crée des chocs d’ignorances et d’émotions plus que ceux d’idéologies, de rationalités et de convictions. Cette mondialisation est venue dans une période postmoderne, caractérisée par deux aspects : la crise du rationnel et donc l’émergence d’un paradigme de l’émotionnel et de l’irrationnel d’une part ; et la technologie de pointe, d’autre part.
C’est dans ce contexte que l’on pourrait lire la réaction violente d’une partie du monde musulman au film américain. Je n’entrerai pas ici dans des considérations liées à l’identité religieuse, ethnique ou philosophique des auteurs ni à leur motivation. Une chose est certaine, c’est que l’oeuvre est artistiquement médiocre et le contenu insultant pour des millions de musulmans. Il y a là une volonté manifeste de nuire et d’offenser. Cette question touche maintenant la France avec les caricatures publiées par Charlie Hebdo, un geste qui vient jeter de l’huile sur le feu. Rien ne justifie la violence pour contester une liberté d’expression, aussi blasphématoire ou insultante soit-elle. Les textes et le droit canonique musulman interdisent l’usage personnel et individuel de la violence, car cela relève d’un droit pénal, exécuté par l’Etat. C’est ce que Max Weber a qualifié de » violence légitime » de l’Etat.
Quant à la contestation et à la critique, elles sont légitimes. Elles doivent être civilisées. La critique d’art se fait par l’art, la philosophie par la philosophie, les idées par les idées. Répondre à ces provocations gratuites constitue une vraie publicité pour des oeuvres qui seraient sinon ignorées. Le problème de l’islam c’est d’abord ses musulmans. Et comme dit le proverbe arabe, l’ignorant est plus dangereux envers lui-même que son pire ennemi.
Tareq Oubrou
Recteur de la mosquée de Bordeaux
Cette tribune a été préalablement publiée dans Le Monde