Lettre d’un supporter à l’actuel sélectionneur de l’équipe de football d’Algérie, Vahid Halilhodzic.
Comment me présenter à vous ? J’ai bien envie de vous dire que je suis un citoyen algérien. Or, un citoyen vit dans un État qui lui reconnait des droits civils et civiques. Mais comme l’État algérien nous reconnait pour seul droit le devoir de vivre en fantômes, il est évident que je ne suis pas un citoyen. Ni un « sujet » d’ailleurs, car pour nos dirigeants, je suis un objet gênant, un grain de sable dans leurs yeux. Je dirai donc tout simplement, par la force de l’appartenance géographique et culturelle (du moins ce qui de cette culture résiste encore) que je suis un Algérien.
Si je m’adresse à vous, ce n’est pas pour vous féliciter pour votre qualification en huitièmes de finale de la Coupe du Monde. Je vous avoue ne pas porter le foot télévisé dans mon cœur, bien que j’aie exceptionnellement regardé vos deux dernières rencontres et quelques minutes d’une troisième. Si je m’adresse à vous donc c’est pour vous remercier pour d’autres raisons, plus précisément pour tout ce que vous avez représenté et symbolisé pour nous, c’est-à-dire le contraire du pouvoir algérien qui, lui, est « le contraire de l’amour », pour ainsi reprendre une expression de Mouloud Feraoun.
Incorruptible
Oui, vous êtes le contraire du régime autoritaire algérien. Nous qui sommes habitués à nous voir représentés par des hommes froids, antipathiques, indifférents au sort de notre pays, voilà que nous découvrons un homme qui pleure pour des performances algériennes. Oui, vous avez pleuré par amour pour l’Algérie alors que nos dirigeants éprouvent un plaisir sadique à la saigner parce qu’ils nous haïssent et n’aiment que le profit et la corruption.
Appliqué
Avec vous, nous avons découvert que le travail paye. Oui, vous avez travaillé avec acharnement, construit une équipe, résisté aux médisances si naturelles dans nos contrées et si faciles au sein de nos médias, et vous avez obtenu un résultat pour le moins honorable. Vous avez réussi sans tricher, sans payer de bakchich, sans dessous-de-table, sans violence, sans faire appel à un général, à un cousin bien placé ni à une relation puissante. Vous avez réussi avec seulement l’amour du travail et de l’intelligence qui met en place des stratégies pour atteindre ses « nobles » objectifs. Chez nous, peut-être le savez-vous , depuis 50 ans, notre pouvoir nous apprend le contraire. Il nous a inculqué la culture de l’échec ; il nous a appris que tout se vend et s’achète, même et surtout les hommes ; il nous a appris que suer n’apporte rien si vous n’acceptez pas d’être le vassal de quelques seigneurs dont l’ombre protectrice vous ouvre les portes en passant des coups de fil ou d’un vavasseur qui protégerait vos intérêts pour faire fructifier les siens ; il nous a enfin appris qu’avoir un flingue sous la ceinture ou un sabre sous la gandoura valaient toutes les clés, tous les diplômes et toute les bonnes volontés du monde.
Avec vous, nous avons vu que l’Algérie pouvait se nourrir de ses différences culturelles et identitaires pour se construire. Alors que nos dirigeants ont réussi à briser tous les liens sociaux au sein de notre peuple, alors qu’ils ont réussi à faire de chacun de nous l’ennemi de son voisin, voire à faire de chacun de nous l’ennemi de sa propre personne, vous avez construit une équipe avec des joueurs venant des différentes régions d’Algérie. Sur le terrain, ils s’entendaient entre eux, jouaient un jeu collectif, et chaque regard, chaque mot, chaque balle échangés étaient une célébration de leur union et de leur amitié.
Avec vous, nous avons aussi vu une Algérie-centre du monde. Pendant que le régime qui nous impose son autorité ferme le pays qu’il transforme lentement mais sûrement en Corée du Nord africaine, vous nous avez montré des Algériens enfants du métissage. Votre équipe était algérienne dans le sens où l’Algérie aurait dû être après sa courte indépendance : un pays profondément africain, un carrefour du monde et des civilisations.
Tolérant
Avec vous, nous avons appris qu’il était possible de respecter la liberté de conscience et les choix religieux de chacun. Alors que certains prétendus « journalistes », pour exprimer la soif de domination héritée de nos dirigeants qui les fascinent, sont allés jusqu’à vouloir gérer les affaires stomacales de votre équipe au début de Ramadhan, vous avez laissé la liberté de jeûner ou de ne pas jeûner aux joueurs. Une telle liberté a depuis longtemps quitté ce pays où j’ai vu, un jour de canicule, un commerçant refuser de vendre une bouteille d’eau à une jeune fille assoiffée sous prétexte que c’était « l’heure de la prière ». Dans ce pays où nous n’avons plus besoin de l’intervention de nos dirigeants haineux pour refuser la liberté de croyance à nos compatriotes, nous n’avons à opposer aux « pervers fondamentalistes » que les « pervers à l’envers » qui appellent à des « déjeuners publics » pendant le mois du jeûne, au nom d’une prétendue « démocratie » dont ils sont la contradiction et la fin.
Avec vous, notre peuple a occupé l’espace public pour faire la fête. Il a aussi rencontré l’espoir, la joie, l’union, l’amour de lui-même, l’amour de son continent, l’amour du monde, tout ce dont le régime qui ne s’intéressera jamais à notre sort, si ce n’est pour nous rendre encore plus malheureux, nous aura refusé et nous refusera encore. Et il a fallu que ce soit vous – vous, qui par vos expériences après la guerre qui a frappé votre pays êtes plus proche de nous que nos tortionnaires –, il a donc fallu que ce soit vous le Serbe, néanmoins plus Algérien que bon nombre d’Algériens, qui réussissiez ce miracle. Vous qui vous vous battez par amour pour votre public et aussi par amour pour votre mère comme vous l’avez déclaré avec toute cette humanité dont nos dirigeants sont la négation. Oui, l’amour, le contraire de notre pouvoir.
Écarté
Il est donc normal que nos dirigeants ne renouvellent pas votre contrat, ces mêmes dirigeants qui, de peur que nous voyons une éclaircie filtrer de notre sombre ciel, refusent pourtant de partir et de se faire oublier. Oui, votre maintien aurait pu nous redonner espoir et nous rendre heureux une deuxième fois, et cela, nos autorités ne peuvent le supporter.
De plus, dit-on, votre remplaçant est un Français. Il se dit même qu’il a été proposé par un ministre français à ces individus qui savent nous rendre malheureux et qui s’empressent de satisfaire l’ancien et actuel colonisateur. Oui, vous le savez peut-être aussi bien que nous, en vérité, la France ne conseille jamais l’Algérie, elle lui ordonne de se soumettre. Et l’Algérie s’est toujours soumise.
Alors, M. Vahid Halilhodzic, merci d’avoir réuni notre famille et de nous avoir rendu à notre algérianité le temps d’un match, merci de nous avoir aimés et croyez bien que nous vous avons aussi aimé. Surtout, ne nous en voulez pas de ne rien faire pour vous retenir. Chez nous, quand le peuple manifeste son désir d’être heureux, pour toute réponse, on lui ouvre les portes des prisons.
Nos geôliers vous « libèrent » de la médiocrité de leur entourage.
Un jour peut-être, nous nous en libérerons aussi.
A. C.