Dans un avion du matin, au Nord, il y a des femmes et des hommes qui sanglotent. Ils ne se connaissent pas mais ils partagent la même douleur et la même angoisse. L’avion partira-t-il à l’heure ? Arriveront-ils à temps ? Les minutes passent, l’embarquement se prolonge. Les inévitables retardataires s’installent tranquillement, ne se doutant guère du désarroi qui les entoure, de la colère étouffée qu’ils provoquent. La porte de l’appareil se ferme enfin. Il n’y a plus qu’à prier pour que le vol soit le plus rapide possible.
Dans un autre avion, toujours au Nord, une femme pleure. Elle aussi n’est pas la seule à être déchirée par le chagrin. Elle réalise ainsi que les vols du matin en direction du Sud, sont ceux du départ en catastrophe, celui du retour forcé provoqué par un terrible et redouté appel reçu la veille. Rentrer au pays, être avec les siens pour un dernier au revoir à celui ou celle qui est parti… Au Nord, dans les avions du matin, il y a des pleurs, des cris étouffés et même le ciel gorgé d’eau et brisé par les éclairs, se met de la partie.
Dans une pièce, loin de là, au Sud, des femmes pleurent. Assises sur des matelas posés à même le sol, elles entourent un corps désormais sans vie après l’avoir veillé toute la nuit. Au dehors, dans le jardin ou dans la rue, sous une pluie fine qui annonce des heures éprouvante, les hommes parlent au téléphone, s’interrogent, attendent des nouvelles des uns, des informations des autres. Quelqu’un dit que les avions ont enfin décollé. Cela soulage ceux qui s’inquiétaient. Mais, il faut s’affairer, régler mille et un détails, penser à la veillée de ce soir. Des voisins proposent leur aide, des amis apportent des chaises. D’autres de la nourriture. La journée va être longue.
Dans les avions qui naviguent vers le Sud, les pleurs n’ont pas cessé. Dans les têtes défilent des images, des souvenirs heureux, des rires et des regrets aussi. Et voilà ce temps, passé trop vite au cours de ces dernières années, qui s’écoule si lentement. Voici enfin la mer. Plus qu’une heure sauf si le mauvais temps se met de la partie. Des éclairs, la grêle, un mur noir qui se dresse dans la baie d’Alger, tout cela aggrave la sensation de fin du monde que l’on sent flotter dans les cabines. Mais, c’est fini. Les atterrissages ont eu lieu. Il faut maintenant courir, convaincre les autres passagers de céder leur place au contrôle de police. « Djanaza » (funérailles) est le sésame qui fait s’écarter les plus réticents et s’incliner les plus compatissants.
La voiture file le long de l’autoroute du front de mer. Alger est plus que maussade. Elle pleure des hectolitres d’eau glaciale. Le chauffeur a la délicatesse de se taire. Sa mission est d’arriver à bon port avant midi, heure de la levée du corps. Cette dernière a lieu dans les pleurs et la dignité. « Allah est grand », « Nous à sommes à Dieu et à Lui nous revenons » crient les gorges serrées. Le cercueil, enveloppé du drapeau vert, blanc et rouge, est porté par les proches. Fils, gendres et neveux. Quelques mètres plus loin, des pompiers prennent le relais. Le convoi funéraire s’éloigne dans un bruit de sirène. Les femmes, interdites de cimetière (!), restent à la maison. Seules… Instants terribles qui signifie pour elle la fin. La parenthèse qui s’est vraiment refermée.
Dans la cour de la mosquée de Benomar, amis et anonymes viennent d’accompli la prière du mort. Le convoi fait route maintenant vers le proche cimetière. Une colline entourée d’oliviers. De l’herbe, des fleurs. Les allées sont boueuses. Les pompiers avancent au pas lent, celui qui sied à une telle occasion. Le corps dans son linceul est déposé dans la même dernière demeure que celle de son épouse, rappelée à Dieu vingt-quatre ans plus tôt. Instants de générosité et de dévouement où trois hommes se déchaussent et entrent dans la tombe pour aider à placer le corps. La pluie commence à tomber de plus en plus fort. C’est maintenant l’heure de la Fatiha et, bientôt, de l’adieu final. Des mains se tendent, des condoléances sont prononcées. La terre est tassée. C’est terminé. Dans le ciel, une « âme rassérénée » revient à [son] « Seigneur, agréante, agréé » (*).
Ce texte est dédié à la mémoire de Smaïl Kerdjoudj, rappelé à Dieu le 5 février 2013 et enterré à Alger, cimetière de Benomar, le 6 février 2013.
Akram Belkaïd
(*) Sourate de L’Aube.