Analyse. Algerie : un silence trompeur, par Barah Mikaïl*

Redaction

La note suivante sur l’Algérie a été publiée  par FRIDE, un think tank européen. Algérie-Focus a eu l’autorisation de la reproduire.

Les élections parlementaires algériennes sont prévues pour le 10 mai. Bien qu’elles ne soient pas aussi importantes que les élections présidentielles du point de vue de la population, la question de savoir si elles paveront la voie vers un changement politique demeure posée.  Des doutes subsistent quant à l’aptitude du président Abdelaziz Bouteflika, souffrant, à achever son mandat. Avec l’éclatement du printemps arabe au début de l’année 2011, l’Algérie paraissait prête à emboîter le pas aux Tunisiens et à s’engager vers une transition. En dépit de sa fortune pétrolière, la corruption et une criante inégalité en termes de revenus ont paupérisé les citoyens de ce pays vivant sous un régime militaire. Les frustrations étaient légion. Le désespoir s’est installé progressivement chez la jeunesse algérienne. Mais au final, l’Algérie est demeuré relativement calme. Les manifestations populaires n’ont pas atteint leur paroxysme. Les opportunités de changement de régime se sont évaporées.

L’Algérie est un élément-clé du puzzle géopolitique nord-africain.  Ses frontières communes avec la Libye, ses gigantesques réserves de pétrole et de gaz, sa stratégie régionale en matière de contre-terrorisme et son refus intransigeant de s’aligner sur les stratégies régionales des grandes puissances lui confèrent un statut à part. Comprendre pourquoi le «
printemps arabe » a délaissé jusqu’ici l’Algérie répond à des considérations géostratégiques fondamentales. Il y a plusieurs raisons à ce « silence algérien » apparent : les précédents historiques, qui nourrissent le manque de structuration actuel de l’opposition ; le populisme du gouvernement ; et les carences des stratégies européennes.

En résumé

• Comprendre pourquoi le « Printemps arabe » a épargné jusqu’ici l’Algérie répond à des considérations géostratégiques fondamentales.
• Les propositions de réforme du gouvernement ont souligné l’étroitesse de sa marge de manoeuvre.
• Un possible changement de leader, les ouvertures du régime vers l’Occident, et la stimulation du potentiel économique augurent d‘un futur meilleur.

LE PARADOXE ALGÉRIEN

L’histoire explique à bien des égards pourquoi l’Algérie paraît toujours en quête d’elle-même. 132 ans d’occupation (1830-1962) combinées à la lutte acharnée du peuple en faveur de son indépendance motivent aujourd’hui encore un sentiment national de grande fierté. Mais depuis lors, la paix n’a pas toujours prévalu. Mauvaise gouvernance et
distribution inefficace de la rente pétrolière sont entrées dans les usages. La vie politique s’est organisée sous la bannière d’un parti unique, le Front de Libération Nationale.

Avec l’accroissement des ressentiments à l’encontre du régime, de violentes émeutes éclatèrent en octobre 1988. Elles marquèrent un nouveau chapitre de la vie politique
algérienne. Le président Chadli Benjedid fit adopter une nouvelle constitution annonçant une transition vers un système multipartite. Mais en 1991, suite à l’organisation des premières élections législatives transparentes dans l’histoire du pays, le cours de ces réformes balbutiantes fut inversé suite à la victoire du Front Islamique du Salut. S’ensuivra une décennie de violence. La menace islamiste permit le retour des militaires, soutenus en cela par l’Occident.

Alors que les flambées de violence ont jonché le quotidien des Algériens le long des années 1990, l’armée a maintenu depuis son emprise sur les affaires du pays. L’année 2011 aurait pu se traduire par des changements substantiels. L’un des événements les plus significatifs est intervenu le 5 janvier. Ce jour là, des émeutes éclatèrent à Oran et Alger ; elles furent brutalement réprimées par les forces de sécurité. Une fois encore, le gouvernement demeurait sourd aux revendications de meilleures conditions socio-économiques et d’une amélioration du niveau de vie moyen. Cependant, dans le sillage de la révolte tunisienne, l’appareil d’Etat algérien avait compris le danger qu’il y avait à ne pas réagir.

Une certaine dose de pragmatisme s’avérait nécessaire afin de contrer les vents du changement qui menaçaient d’emporter les régimes autoritaires de la région. Dès lors, le régime modifia son comportement. Comme le dit un proche du président Bouteflika, la stratégie consistait à faire de l’Algérie l’exemple d’une « démocratie en voie de développement ». Le 15 avril 2011, Bouteflika annonçait, lors d’une allocution télévisée, que des réformes politiques importantes seraient introduites prochainement.

Dans le même temps, la réaction algérienne aux actions des citoyens de la région fut teintée d’une certaine ambivalence. Les manifestations en Algérie n’ont jamais atteint les pics tunisien, égyptien ou encore libyen. Les leaders de l’opposition n’avaient pas réussi à contrer la tactique de containment du régime. La raison majeure pour cela est à trouver dans le grand déficit d’organisation politique de la population algérienne. Lorsqu’interrogés sur les raisons ayant conduit à l’échec des manifestations, les figures de l’opposition en Algérie font toutes référence à l’absence de structures organisationnelles, particulièrement au sein de la jeunesse. Elles accusent également les médias nationaux et des partis d’opposition parlementaire de façade de venir en aide au régime. Comme le fait remarquer un journaliste, le régime « joue sur les divisions de la société afin de renforcer sa position ; il ne fait que distribuer de l’argent à différentes catégories socioéconomiques de la population aux fins d’acheter la paix sociale ».

De fait, l’organisation politique chaotique de la société algérienne a valeur d’étonnant paradoxe. Les Algériens sont connus pour avoir un point de vue critique sur leurs institutions ; cela se perçoit même dans les rues d’Alger. Quant aux syndicats, ils font maintenant valoir des pressions plus déterminantes en matière de revendications sociales. Néanmoins, alors que 90 000 associations sont enregistrées dans le pays, seules 1 000 d’entre elles sont réellement actives. Un large fossé s’est imposé entre elles et la population.

L’Algérie est un pays jeune ; la moitié de sa population a moins de 25 ans.  Mais la présence limitée de la jeunesse dans des syndicats dominés par des aînés inamovibles enclins à des modalités d’organisation archaïques génère des conséquences sur le long terme. L’action collective a son importance, et l’aspiration des Algériens à un changement radical est manifeste. Mais le caractère novice de la coordination, combiné à la politique du « diviser pour mieux régner » développée par le régime, en vient facilement à étouffer son potentiel réel. A cela viennent s’ajouter les motifs avancés par les personnes justifiant la lenteur des réformes par la faiblesse politique du président ; un prétexte que l’on retrouve, étonnamment, présent jusque parmi les voix les plus réformistes de la capitale.

Avec une opposition aussi faible, la faculté du régime à jouer sur la fibre patriotique algérienne lui a rallié des soutiens. Les cicatrices de son expérience douloureuse avec la France sont encore vivaces – elles contribuent même à cimenter les termes de l’identité nationale postcoloniale.

Contrairement aux pays avoisinants, l’Algérie a développé une politique étrangère qui promeut le non-alignement tant d’un point de vue national que sur le plan arabe en général. Ces dernières années, le président Bouteflika a systématiquement demandé à la France de s’excuser pour ses comportements passés. Ses politiques sont basées sur des critères tels que le développement d’accords militaires et d’alliances avec des partenaires non-américains, comme avec la Russie et la Chine, l’ « euroscepticisme » du régime, l’entretien de relations avec le Front Polisario au Sahara occidental, la dénonciation de la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens, et l’encouragement d’une unité et d’une affirmation
panarabes.

En dépit des nombreux problèmes du pays, les Algériens ont le sentiment que leur honneur leur a été restitué. Cette interprétation « algéro-centrée » des événements ne doit pas
être prise à la légère. Le rôle de l’OTAN dans la chute de Moammar Kadhafi en Libye a provoqué une réaction violente vis-à-vis de toute ingérence étrangère en Algérie. Le régime n’en a pas moins décidé de réagir au « Printemps arabe », mais à sa manière.

LIMITED REFORMS

Les dispositions annoncées à la mi-avril 2011 ont été clarifiées par le gouvernement quelques mois plus tard. Le parlement a quant à lui adopté les réformes plus tard, en décembre 2011. Les réformes actuellement engagées en Algérie sont notables, mais elles touchent un nombre limité de domaines.

Le gouvernement privilégie actuellement trois décisions majeures : une réforme du secteur des médias qui devrait mettre un terme à son monopole sur l’audiovisuel ; une réforme des associations visant à relancer leur activité ; et une loi sur les partis politiques qui devrait accélérer l’émergence de nouveaux mouvements politiques. Cependant,
les critiques de ces dispositions dénoncent leurs carences. Ils revendiquent une totale indépendance de l’Autorité pour la régulation de l’Audiovisuel, chose que le régime se refuse d’envisager. Par ailleurs, le gouvernement prévoie de soumettre les associations religieuses à un « régime spécial ». Et ces mesures sont taillées de manière à empêcher le
développement de tout partenariat entre des associations algériennes et des ONG étrangères. Ce sont là des signes clairs de régression. Fait intéressant, on remarquera que les figures séculaires de l’opposition ne se pressent pas pour autant pour demander la levée des restrictions qui touchent l’activité politique des organisations islamistes.

Les propositions du régime sont largement insuffisantes ; mais les mesures envisagées, aussi timides soient-elles, ont suffi à susciter une opposition au parlement. Le Front de Libération Nationale et le Rassemblement National Démocratique ont tenu à les amender afin de défendre leurs propres acquis. Les réformes annoncées à ce jour sont limitées et
balbutiantes. L’Algérie est riche mais elle a besoin d’améliorer une pléthore de domaines, tels la lutte contre le chômage, l’encouragement des investissements directs étrangers, la promotion d’une politique industrielle, l’augmentation des revenus et la lutte contre la corruption. L’ingérence franche de l’armée dans les affaires civiles n’est un  secret pour personne ; mais la réticence du gouvernement à prendre ce problème à bras-le corps le prive d’une opportunité en or pour inspirer confiance à la population.

Le clivage qui oppose conservateurs et réformistes se retrouve également au sein de l’appareil d’Etat. Dès lors, plutôt que de tirer profit de la situation d’instabilité régionale afin de renforcer sa position, les propositions du gouvernement en matière de réformes n’ont fait que souligner l’étroitesse de sa marge de manœuvre.
Peu de nos interlocuteurs algériens s’attendent sérieusement à ce que les contradictions du régime et les tensions prévalant en son sein amènent un changement du haut vers le bas.

L’armée reste un acteur fort qui se cache derrière la façade du civil. Bouteflika demeure le leader favori de l’armée ; c’est elle qui lui a permis de bénéficier, en 2008, d’un amendement constitutionnel lui ouvrant la voie vers un troisième mandat présidentiel. Sa popularité décline peut-être, mais un grand nombre d’Algériens voient en lui le « sauveur » qui a permis de tourner la page violente des années 1990. Cependant, avec des institutions aussi discréditées et un manque de réformes sociales tangibles, rares s’avèrent les optimistes dans la perspective des élections de mai.

UNE NOUVELLE OUVERTURE VERS L’OUEST ?

Curieusement, en dépit de ses relents nationalistes, le régime a affiché dernièrement une attitude plus positive vis-à-vis des gouvernements occidentaux. Les personnes en poste à Alger ont perçu une relative amélioration dans l’état des relations algéro-européennes depuis la visite entreprise par le Commissaire européen à l’Elargissement, Stefan Füle, en mai 2011. Depuis, le régime a fait valoir sa faveur à une action et à une présence plus prononcées sur son territoire. Il a de même fait valoir, de manière discrète mais non moins réelle, sa faveur à des investissements étrangers plus conséquents, tout en simplifiant les procédures requises pour le développement d’activités
commerciales.

On trouve une traduction forte de ce fait dans l’état des relations franco-algériennes. La visite entreprise en Algérie par Jean-Pierre Raffarin, envoyé spécial de la France pour la promotion de la coopération économique entre les deux pays, a permis de faire un grand pas en avant. En février 2012, le lancement de projets industriel, pharmaceutique et pétrochimique a été annoncé en commun. Selon les termes prononcés par Mohammed Benmeradi, ministre algérien de l’industrie, « l’Algérie veut que ses relations commerciales et économiques avec ses partenaires, comme la France, ne soient plus des relations basées essentiellement sur les importations et les exportations, mais aussi sur l’investissement productif sur son sol ».

Certains hommes d’affaires disent aussi que les Algériens développent des efforts significatifs afin d’arriver à des formes de coopération similaires avec l’Espagne et l’Allemagne.
La quête par l’Algérie d’un plus grand nombre de partenaires commerciaux est évidente. Le pays ne s’était jamais réellement fourvoyé dans des logiques autarciques, mais le gouvernement a compris à présent combien il était important de promouvoir des projets industriels et commerciaux avec une grande variété de partenaires étrangers s’il voulait
préserver sa posture à l’international. Le développement économique de l’Algérie demeure très en-deçà de son potentiel réel. La corruption et le monopole de l’armée sur les principaux secteurs économiques nourrissent le mécontentement social.

L’appareil d’Etat doit prendre conscience de l’importance qu’il y a à satisfaire les besoins socioéconomiques de la population s’il souhaites’épargner le sort des régimes avoisinants. L’Algérie ne s’ouvrira pas à des partenaires étrangers sans conditions ; il existe cependant une opportunité croissante de voir des acteurs étrangers encourager
le gouvernement à plus d’ouverture. Néanmoins, formuler des demandes franches et directes en faveur de plus de réformes et de respect pour les droits de l’homme pourrait s’avérer contreproductif. La classe dirigeante demeure conservatrice et nationaliste. Même des « conseils amicaux » prodigués sur ces domaines pourraient être interprétés comme étant des modalités directes d’ingérence. Cela étant dit, la possibilité pour les principaux partenaires économiques de l’Algérie d’exprimer leur intérêt pour des réformes
politiques plus conséquentes est présente. Les Européens pourraient marquer la différence, à supposer cependant qu’ils agissent alors qu’il en est encore temps. L’Union européenne demeure le partenaire économique principal de l’Algérie ; 50% environ des échanges de l’Algérie dépendent d’elle.

L’accord d’association entre l’Union européenne et l’Algérie est entré en vigueur en 2005, mais il doit encore faire ses preuves. C’est d’ailleurs ce qui a poussé le ministre algérien des Affaires étrangères, Murad Medelci, à faire part de ses préoccupations en juin 2010. Le déséquilibre prévalant entre les deux acteurs, combiné à la focalisation de l’UE sur les questions liées aux hydrocarbures et à la lutte contre le terrorisme, a poussé Medelci à exprimer le désir de l’Algérie d’apporter des amendements à certaines dispositions prévues par l’accord d’association. Les relations semblent s’être améliorées depuis. En décembre 2011, suite à son entretien à Bruxelles avec Abdelkader Messahel, ministre délégué aux Affaires étrangères algériennes, Stefan Füle annonçait que l’Algérie était prête à s’engager dans des discussions exploratoires pour l’élaboration d’un Plan d’Action dans le cadre de la Politique Européenne de Voisinage. Cela ne signifie pas pour autant que les relations entre l’UE et l’Algérie connaîtront un essor soudain-les Algériens prendront leur temps pour négocier. Cependant, à ce stade, une approche souple vis-à-vis des demandes et besoins des Algériens pourrait conduire à une meilleure
coopération et de meilleures perspectives pour ce qui relève de l’influence européenne sur les événements politiques en Algérie.

CONCLUSION

Le « silence algérien » n’existe que par le nom. Alors qu’elle avait vu son processus démocratique dérailler durant le violent intermède des années 1990, l’Algérie se retrouve à un moment déterminant de son histoire. La faiblesse des associations civiles et les réserves anti-occidentales de la population ont amoindri les perspectives de démocratisation.
Recourir à des motifs internationaux (intervention de l’OTAN), régionaux (Libye, Israël-Palestine) et nationaux (Islam, terrorisme) aux fins de réprimer la contestation aide à préserver le statu quo. Néanmoins, l’opportunité de voir l’Algérie évoluer et s’ouvrir à son propre rythme reste bel et bien présente.

Les élections de mai ne vont pas bouleverser les perspectives – le scepticisme de la population paraît profond. Cependant, des éléments tels qu’un possible changement de leader, les ouvertures du régime vers l’Occident, et la stimulation du potentiel économique augurent d‘un futur meilleur.  L’Union européenne doit demeurer prudente, mais sans pour autant perdre cette opportunité.

(*) Barah Mikaïl est Directeur de recherche  Maghreb & Moyen-Orient , à la FRIDE FRIDE

Lire notre entretien avec Barah Mikaïl,  notre invité dans le cadre du dossier consacré à “L’Union pour la Méditerranée “

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