Hocine Belalloufi est journaliste algérien, indépendant et engagé, ancien rédacteur en chef du journal historique Algérie-Républicain. Il est aussi l’auteur de l’essai Grand Moyen-Orient : Guerre ou paix ? (1), traduit en plusieurs langues et en attente d’un éditeur en France, dans lequel il plaide pour une nouvelle révolution arabe. Actuellement, il finalise un autre essai sur la crise algérienne des dernières années.
Interview :
Dans votre essai, vous plaidez pour une nouvelle révolution arabe. En sachant que l’unité arabe n’a jamais existé eut égard à l’historique de la lutte du peuple palestinien et les positions actuelles des États arabes par rapport à cette question, est-il donc possible de parler de cette révolution ?
Hocine Belaloufi : Le Grand Moyen-Orient englobe une large zone. Des pays comme l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan, mais aussi la Turquie, constituent cette zone politique particulière appréhendée depuis longtemps par les puissances impérialistes. Ces puissances l’a considère en tant que zone spécifique pour son appartenance par le passé à un même Empire Ottoman en déclin et occupant une place stratégique (pour ce qui est du monde arabe). Son rôle charnière par rapport aux voies de communications terrestres et maritimes, puis la découverte d’importants gisements pétroliers, ont amené les grandes puissances à vouloir dominer cette région. De façon directe d’abord par le biais de la colonisation au XIXe siècle et au début du XXe.
Puis, de façon indirecte, néocoloniale, à la suite des indépendances, par le biais de régimes locaux fantoches. Par ailleurs, depuis 2001, avec une nouvelle phase d’occupation directe de certains pays qui s’apparente à une nouvelle colonisation (Irak, Afghanistan) et un retour à la politique de la canonnière et de menaces. Les agressions impérialistes sont également menées de façon indirecte par le biais de l’État d’Israël, comme au Liban en 2006.
Cette longue histoire d’agressions, de colonisation, d’occupation ont amené les différents peuples de la région à résister et à se solidariser les uns avec les autres. La lutte de libération nationale algérienne, à titre d’exemple, bénéficia du soutien du Maroc, de la Tunisie, de l’Égypte, de l’Irak… L’une des motivations de l’intervention anglo-franco-israélienne contre l’Égypte de Nasser en 1956 résidait dans le soutien du régime du Caire à la révolution algérienne. L’Égypte bénéficia en retour du soutien de l’Algérie en 1967 et 1973. Le peuple libanais soutient depuis des décennies la lutte du peuple palestinien.
Pour en revenir à la situation présente, les peuples du Grand Moyen Orient (GMO) sont confrontés au même ennemi qui domine la région, le système impérialiste, qui se compose de trois éléments : les grandes puissances capitalistes (États-Unis, France, etc), Israël et les régimes réactionnaires arabes – lesquels sont les relais locaux de ces grandes puissances. Cette domination est donc militaire (agressions, bases…), politique (régimes dictatoriaux locaux), mais aussi économique à travers le pillage des richesses naturelles (voir les accords de pêche UE-Maroc contre le peuple Sahraoui) et l’imposition de politiques néolibérales désastreuses pour les peuples. Autre élément, «l’unité arabe» dont se vantent les régimes en place est réelle en tant qu’unité des régimes contre leurs propres peuples. Ce qui n’exclut pas bien évidemment des crises comme celle que nous vivons entre l’Égypte et l’Algérie.
Ce sont donc davantage ces facteurs économiques, politiques et militaires, que des facteurs d’ordre ethnique, langue «unique» ou religions communes, qui donnent un fondement objectif à l’idée de révolution arabe. Les peuples de la région du GMO ont encore pour tâche principale, plusieurs décennies après la fin de la colonisation, de se libérer de la domination impérialiste à laquelle ils sont tous confrontés dans le cadre d’un même système. Qu’ils soient encore directement colonisés (Palestine et Sahara Occidental), occupés (Irak, Afghanistan, Liban, Syrie), menacés (Syrie, Iran, Soudan…) ou formellement indépendants (le reste des États), ils ont tous le même ennemi et les mêmes objectifs d’émancipation.
A retenir !
Le projet belliciste du GMO, et le projet récupérateur de l’UPM, répondent aux besoins des deux grandes puissances qui en sont les initiatrices, les États-Unis et la France
Cela ne signifie bien évidemment pas qu’ils vont réaliser une seule révolution et se libérer de la même façon et au même moment. Certains mènent une lutte de libération nationale, d’autres une lutte contre les politiques néolibérales des régimes dictatoriaux ou autoritaires. C’est pour cela que les trois axes de la nouvelle révolution arabe sont l’indépendance nationale, la justice sociale et la démocratie. Chaque peuple doit déterminer la stratégie la plus adéquate pour y arriver, mais il y a nécessité d’une solidarité et d’une réflexion stratégique globale, à l’échelle de toute la région.
Il ne s’agit donc nullement de revenir à la mythique révolution arabe de type ethnique (langue et culture arabes) et encore moins à la mythique révolution islamique (religion), mais de partir des intérêts économiques, politiques et militaires objectifs communs à tous ces peuples. C’est là que réside le liant le plus puissant entre ces peuples.
Sarkozy propose L’Union pour la Méditérannée (UPM), les USA le projet du Grand Moyen-Orient qui inclut le Maghreb. Dans le contexte mondial actuel, que pensez-vous d’abord de la nature de ces deux projets venus des pays dominants et puis y a t-il un espoir pour une Union Maghrébine ou Africaine ?
Ces deux projets, UPM et GMO, l’un belliciste et l’autre récupérateur, répondent aux besoins des deux grandes puissances qui en sont les initiatrices. L’UPM vise à protéger les pays de l’Union européenne de l’arrivée de vagues d’immigrants venus d’Asie et d’Afrique en faisant faire le boulot de garde-frontière aux régimes des rives Sud et Est de la Méditerranée. Elle vise également, face à la concurrence américaine, à arrimer politiquement ces États à l’Europe et à favoriser l’intégration d’Israël dans la région. Elle vise enfin à renforcer le caractère de marché de ces pays (plus de 200 millions de consommateurs) en les empêchant de se développer et de piller leurs ressources naturelles.
Les États-Unis ont les mêmes objectifs à travers leur politique de Nouveau Grand Moyen-Orient, mais ils la mènent à travers le prisme de la lutte contre le terrorisme, en privilégiant l’intervention militaire directe. Il s’agit donc de deux projets de domination de type impérialiste qui ne visent nullement à asseoir une coopération mutuellement avantageuse, à favoriser la libre circulation des personnes ou à aider au développement de régimes démocratiques dans la région. Tout est fait par l’UE et les États-Unis pour qu’Israël renforce sa domination sur les peuples de la région.
Pour ce qui est de l’Union Maghrébine, elle me paraît impossible aujourd’hui, du fait de la nature autoritaire des différents régimes en place et de la question de l’autodétermination du peuple Sahraoui qui est incontournable. L’Union maghrébine présuppose l’avènement de régimes démocratiques et populaires dans les différents États. Nous en sommes loin, même si le combat démocratique se développe en Mauritanie, en Tunisie, au Maroc et en Algérie. Pour l’Afrique, ce sera encore plus difficile avec plus de cinquante États, mais des luttes communes sont possibles contre le néolibéralisme, les bases militaires françaises, les visées américaines (Africom…).
En Amérique du Sud, le continent vit un changement important où les couches populaires participent à la construction d’un projet de société. En Algérie ou le Maroc, malgré la radicalité des masses, aucun changement politique ne s’opère dans le sens des libertés et de la justice sociale. Comment l’expliquez-vous ?
En Amérique latine, les dictatures proaméricaines qui ont dominé durant les années soixante-dix et quatre-vingt n’ont pas écrasé le courant progressiste et démocratique, dans toute la diversité de ses composantes. Celui-ci a résisté et a conservé son implantation et ses liens avec les masses. Avec la chute des dictatures et le nouvel essor du mouvement de masse, les forces progressistes ont rapidement repris l’initiative et ont assis leur hégémonie sur le mouvement populaire : syndicats de travailleurs, mouvements de sans-terre, mouvements indigènes.
Rien de tel s’est passé chez nous où le mouvement progressiste a été écrasé au Maroc (rappelons-nous de la répression qui a frappé le courant internationaliste qui a soutenu courageusement le droit du peuple Sahraoui à l’autodétermination). En Algérie, l’échec du projet de Boumediène et la montée de l’islamisme, soutenu en sous-main par le régime libéral de Chadli, ont eu pour conséquences une désorientation et une répression physique, de la part du pouvoir ensuite des islamistes, du courant progressiste et de ses organisations. Nous en sommes ainsi à une phase de reconstruction d’un mouvement progressiste.
Or ce mouvement présente un retard par rapport à la radicalisation des luttes de masse. Il me semble que ce retard est naturel car les nécessités de l’action priment sur le développement de la conscience. Il convient donc de s’armer de patience et d’effectuer un travail de tous les jours, non spectaculaire, qui progressivement modifiera le rapport de forces. Beaucoup sont découragés et quittent le pays en pensant qu’il n’y a rien à faire, mais c’est faux. Il faut simplement ne pas s’impatienter ni se décourager.
Interview réalisé par Mohammed Yefsah
1- Hocine Belalloufi, Grand Moyen Orient : guerre ou paix ?, Ed. Lazhari Labter, Alger, 2008.