Exlusivité Algerie-Focus: étude sur le travail du sexe en Algérie (partie I)

Redaction

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Hommes et Femmes face à la stigmatisation

Coordination scientifique

Mohamed Mebtoul (responsable du groupe de recherche en anthropologie de la santé- GRAS- Université d’Oran)

Avec la collaboration de

Aouari Abdelkrim (sociologue, GRAS)
Tennci Leila (pyschologue, GRAS)
Sidimoussa Leila (sociologue,GRAS

A L’ORIGINE DU TRAVAIL DU SEXE

1-Trajectoires familiales brisées : violences, terrorisme, précarité et isolement social

La majorité des récits des travailleuses et travailleurs du sexe nous dévoile des trajectoires familiales brisées à l’origine de violences physiques et symboliques au sein de la famille. Loin de privilégier une approche misérabiliste, il importe de mettre l’accent sur le statut de la femme dans la société algérienne. Les interdits sociaux et les rapports de domination masculin contribuent en partie à expliquer les ruptures familiales en raison des mariages forcés, des divorces non admis par les parents, de l’abus sexuel, de la peur et de la honte face à une grossesse non désirée, de l’absence de toute reconnaissance de l’homosexualité par le père, etc. Mais ces femmes et ces hommes stigmatisés n’en portent pas moins un regard lucide sur leur place sociale originelle dans la famille. Une partie de leur vie sociale s’est inscrite dans une logique de dépendance, contraintes pour certaines, de subir, malgré leurs résistances, la violence du père, du frère, de la marâtre ou du mari. Pour d’autres, elles restituent la façon dont elles ont été prises dans l’étau d’un mariage forcé ou d’un divorce refusé par leurs parents. Enfin, leur transgression des normes sociales dominantes est indissociable du statut de la sexualité dans la société, reconnu uniquement par le mariage. La rupture devenant souvent inévitable face à la déchéance de leur statut de femme. Toutes les femmes déchues ne deviennent pas, bien- entendu, des prostituées. Mais la déchéance, la honte, et une révolte intérieure de briser le « mur du silence », nous semblent des éléments importants qui ont joué dans le processus de rupture avec la logique familiale.

On ne naît pas « prostitué-e », on le devient. Il leur a fallu beaucoup de courage pour restituer aux enquêteurs, des aspects intimes de leur vie quotidienne marquée par l’escalade et la radicalité de la violence familiale et sociale qui les a conduit à l’isolement social. Elles n’ont souvent pas choisi d’être à la marge de leurs familles. Les circonstances sociales et familiales des travailleuses du sexe, ont indéniablement favorisé la fugue et l’errance, même s’il faut pour cela affronter la peur et la solitude.

Il semble difficile de sous-estimer les conditions économiques, sociales et politiques de l’Algérie, particulièrement durant la décennie 90, à l’origine de drames et de souffrances sociales (terrorisme). La précarité est présente dans leurs récits ; mais elle apparaît rarement comme une dimension autonome ; elle est toujours articulée aux rapports de pouvoirs dans la famille ; une mère n’hésite pas à socialiser sa fille au travail du sexe pour acquérir un peu d’argent ; un mari se transforme en « gestionnaire» du travail de sexe, captant les clients et l’argent et contraignant sa femme à se prostituer pour survivre ; une femme dont le mari a été tué par les terroristes, va assurer un double emploi pour son entretien et celui de son enfant : la journée, femme de ménage et la nuit, travailleuse du sexe.

Souad, 30 ans, est travailleuse du sexe dans un hôtel de passe à Oran. Son récit est intéressant parce qu’elle porte un regard très critique sur le statut de la femme dans la société. Elle en parle d’autant mieux qu’elle a pu observer très tôt la violence physique de son père qui va quotidiennement ruer de coups sa mère. Ses parents organisent rapidement son mariage avec une famille « riche », dit-t-elle. Mais cela ne semble pas changer fondamentalement sa vie quotidienne. Elle est contrainte de reproduire le travail domestique assuré antérieurement chez ses parents. Son mari la trompe. Il finit par se remarier. Les deux femmes entrent en conflit, obligeant Souad à quitter le domicile de son mari. Mais ses frères refusent de recevoir ses filles, considérées comme « les enfants d’un étranger ». Face à ce refus, elle n’a d’autre alternative que de quitter la ville de Relizane, pour errer à Oran à la recherche au départ d’un travail. « Mon père criait tout le temps. Des scènes, des cris, des insultes. C’est tout ce que j’entendais à longueur de journée. Tout était prétexte à des disputes. Il faut dire que plus il la frappait, plus elle s’obstinait à lui dire des mots blessants, plus il perdait son contrôle. Pour lui, la femme doit obéissance et respect à son mari et que l’homme a plus de valeur que la femme et que le garçon mérite plus d’égard que la fille. Une bonne femme, c’est celle qui trime sans rechigner. Crois-moi, les mots font plus de mal que les coups. Les mots tuent. Je préfère qu’on me rue de coups plutôt qu’on me dise des mots. Mes parents ont organisé rapidement mon mariage en l’espace d’un mois avec une famille riche qui a plusieurs magasins à Relizane. Mais ma nouvelle vie n’était pas tellement différente. Très vite, tous les travaux ménagers sont retombés sur moi. Je suis devenue la boniche de toute la famille. La belle-mère ne ratait aucune occasion pour me rappeler que c’est elle la véritable maîtresse de maison ».

Le second mariage du mari est source d’affrontements entre les deux femmes, conduisant Souad à quitter le domicile conjugal. « Il a fallu un geste de travers de la nouvelle venue pour que je lui donne la raclée de sa vie. Le lendemain, j’ai pris mes affaires et je suis retournée avec mes deux filles chez mes parents. Trois jours après, ils m’ont expliqué que je ferai mieux de retourner chez mon mari. Mes frères étaient plus clairs et plus directs : « je peux rester à la maison, mais seule. Moi, je suis leur sœur. Je suis née et j’ai grandi dans la maison. Pour tout le monde, je suis la fille de « flen ». Moi, je fais partie de la famille, mes enfants, non. Ils sont les enfants d’un étranger. Ils portent un autre nom. Ils estiment par conséquent qu’ils n’ont aucun devoir envers eux. Moi je voulais juste qu’on me supporte, mes enfants et moi, le temps d’en finir avec mon mari et de trouver une solution ».

Pour qu’une femme tombe en disgrâce, il suffit d’une « transgression » du code de la reproduction du mariage. Elle intègre la catégorie des femmes potentiellement « prenable » comme objet de désir sexuel. Le statut de divorcée, en arabe dialectal « hadjala » produit socialement de la suspicion, de la méfiance parce qu’elle se retrouve sans « protection d’un mari » et sans « maison ». Comme le rappelle très justement Pheterson (2001), « Les femmes en situation de transgression sont vues comme mauvaises ou déchues, mauvaises si c’était motivé par leur intérêt propre, déchues si elles ont été la proie d’un dessein masculin malveillant ».

La femme divorcée est perçue comme une « étrangère ». Elle a rompu avec la norme sacrée du mariage. Elle devient « autre ». Souad disait : « Ils ne veulent pas d’une divorcée parmi eux. Comme va-t-elle faire pour satisfaire ses besoins sexuels en l’absence du mari ? Le risque est donc grand qu’elle soit amenée à entretenir des rapports avec les hommes en cachette, derrière le dos des hommes de la famille. C’est ce qu’ils redoutent le plus. C’est ça leur hantise. C’est la sexualité en dehors du mariage des femmes de la famille. Si mes enfants sont pour eux des étrangers. Moi, aussi je suis une étrangère pour ma famille. Je suis devenue la femme d’un homme. Je lui appartiens. Je dois tout accepter de lui. Il m’offre un toit. Il subvient à mes besoins. Il me fait vivre. Sans lui, je ne suis rien. Comme je suis devenue une étrangère, j’ai pris mes enfants et j’ai quitté la maison de mes parents sans savoir où aller ».

Le statut de dominée de la femme dans la société est une dimension structurante dans tous les récits recueillis auprès des travailleuses du sexe. Elles montrent bien que la non-conformité aux codes et aux règles de la société patriarcale, va nécessairement produire un marquage social à vie, l’enfermant nécessairement dans une forme d’isolement social. Etre divorcée, avoir des rapports sexuels hors mariage, être amoureuse d’un garçon dont les parents refusent de contractualiser le mariage, se retrouver dans l’étau de l’interdit et du déshonneur en raison d’une grossesse non désirée, refuser d’être une « boniche » au service de ses frères, fuir la violence physique, le harcèlement et les abus sexuels, le mariage forcé ; autant d’événements qui contribuent à la construction de la catégorie de femmes « mauvaises » par la société et considérées comme potentiellement «prostituées ». L’engagement bien souvent contraint de ces femmes dans le travail de sexe est en continuité avec un processus qui émerge fondamentalement à partir de la position d’infériorité de la femme dans la société.

Salima, 26 ans, est travailleuse du sexe dans un appartement à Oran. Son histoire est celle d’un amour socialement brisé avec un garçon, qui a duré trois ans. Ses parents, voisins de Salima, n’ont pas admis le passé de sa mère partie en France pour assurer le travail de sexe. L’étiquetage opéré sur la mère a donc une incidence directe sur la fille. Elle n’est pas considérée comme une « fille de bonne famille ». La réputation de la famille du garçon est privilégiée et sacralisée au détriment de l’amour que celui-ci peut éprouver à l’égard de la fille. Les récits montrent les déchirements, les trajectoires familiales brisées en raison d’une autonomie réduite de la femme face au voyeurisme collectif qui impose et institue un contrôle social sur les autres. Ici le passé de la mère, est un critère social discriminant qui interdit toute contractualisation du mariage. «Pour la mère du garçon, je ne suis pas une fille de bonne famille. Je ne suis donc pas digne de son fils. Ce fils ne voulait surtout pas décevoir sa mère. Nous avons donc fini par nous séparer. Il m’a quitté. C’est la fin d’une histoire d’amour qui a duré trois ans. Cette femme ne me reproche rien d’autre que le fait d’être la fille de X. qui a commis, il y a longtemps, très longtemps, une faute de jeunesse. Bien que les voisins n’aient jamais été méchants avec moi ni avec ma famille, ils n’ont jamais oublié ou pardonné le comportement de ma mère. Malgré leur gentillesse, il n’empêche que notre famille a été marquée. J’ai payé vingt ans après les fautes de ma mère. Ce fut un choc plus douloureux encore que la mort de ma grand-mère. Tout s’est effondré autour de moi. Ce jour-là, quelque chose est mort en moi. Ma tante avait raison. Je ne serai jamais quelqu’un qui compte. Je ne serai pas meilleure que ma mère. Je ne serai pas différente d’elle. Je lui ressemble… Avec cette rupture, je me suis retrouvée dans la peau d’une divorcée (Hadjala) sans avoir eu besoin de me marier ».

Salima s’attribue le statut de divorcée, sans être mariée, en raison de la perte de sa virginité avec l’homme qu’elle souhaitait épouser. Le regard lucide porté sur la divorcée en Algérie, en raison de son expérience sociale, recouvre une dimension sociologique pertinente. « Vous savez ce que Hadjala (divorcée) veut dire dans la société. C’est elle qui n’a pas d’homme qui la protège. Qui n’a rien à perdre en s’engageant dans une relation sexuelle, par le fait qu’elle a perdu sa virginité et donc qui est plus susceptible de dire oui aux avances. La divorcée est une femme accessible que les hommes abordent sans aucune gêne. Elle est dans une situation qui ne lui permet pas de refuser les avances. La voie est libre pour accéder à ces femmes… une divorcée, ce n’est pas comme une jeune fille. On ne fait pas les yeux doux à une divorcée. On ne la drague pas. On n’essaie pas de lui plaire. A la divorcée, on fait des propositions directement et au besoin, on la force un peu. On la harcèle. On la bouscule. Elle finira par céder. Entre la divorcée et la prostituée, il y a une différence que les hommes vont vite effacer. Aux yeux de la société, une divorcée, si elle n’est pas prostituée, elle le deviendra bientôt. C’est ce qui m’est arrivé après le départ de mon fiancé. Les gens du quartier ont commencé à me regarder autrement, à me courir après, à m’aborder dans la rue. Il a fallu que je sorte avant l’un d’entre eux, pour qu’on me laisse tranquille ».

Les récits de ces femmes déchues, avant même d’assurer le travail de sexe, restituent, au-delà de leur histoire personnelle, l’image sociale que leur renvoie la société. Elles montrent que les catégorisations dont elles sont l’objet (femmes divorcées, « faciles » et femmes du « dehors ») sont des stigmates à l’égard de toutes celles qui sont en rupture avec le code de la reproduction du mariage. Face à la violence des rapports sociaux de sexe, ces femmes sont souvent contraintes au silence, à la honte ou à la culpabilisation. Comment agir dans une situation où la disgrâce de la femme est déjà largement entamée ? C’est souvent ce qui pousse ces femmes à rechercher au départ dans l’isolement social, une issue dans la rue, à l’hôtel ou dans la maison d’une amie. Le stigmate à l’égard de ces femmes est pesant au moment de leur divorce. La violence subie par ces femmes, est donc antérieure au travail du sexe.

Leila 22 ans, est travailleuse du sexe depuis trois ans dans une maison close d’Oran. Elle est originaire de Béni-Saf, village situé à une centaine de kilomètres d’Oran. Pour Leila, le travail du sexe ne peut être imputé à la précarité ou à un faible niveau scolaire. Tout allait pour le mieux dans son milieu familial. Leila, ses frères et ses sœurs, ont réalisé des études brillantes. Ses parents y attachaient une grande importance Son père était patron de pêche. Elle a obtenu le baccalauréat série sciences avec une moyenne supérieure à 14. Leila est d’abord confrontée à une série d’épreuves liées au double décès de sa mère et ultérieurement de son père. Mais sa vie va essentiellement se transformer en raison d’une histoire d’amour avec un jeune émigré de 25 ans, dont les parents étaient voisins aux siens. Malgré ses précautions et le refus de la pénétration, elle est tout de même enceinte. Le père refuse de reconnaître la grossesse. Ses tentatives pour avorter n’ont pas abouti. La grossesse étant de l’ordre de la visibilité, la peur, le déshonneur et la honte, particulièrement vis-à-vis de son grand frère, assurant le métier de juge, la pousse à fuir le domicile familial.

« Ce qui bouleverse ma vie, et m’a conduit là où je suis, c’est une histoire d’amour. Je suis tombé amoureuse. C’était un émigré. Il avait 25 ans. J’en avais 19. J’étais encore sous le choc de la disparition de mon père. J’étais seule. Il m’a tenu compagnie. On passait beaucoup de temps ensemble. Ses parents habitaient à côté de nous. Très vite, on a commencé à flirter. Et je ne sais comment on s’est mis à coucher ensemble ; mais je faisais attention à ce que ce soit superficiel sans pénétration. Mais les règles tardaient à venir. Au début, j’ai pensé que ce n’est qu’un retard. Mais les jours passés, et elles ne venaient pas. J’ai eu très peur. Je suis allé voir le médecin. Il m’a fait un test qui s’est avéré positif. Je n’y ai pas cru. Je me suis dit qu’il s’agissait d’une erreur. Il fallait que je fasse une échographie pour être fixée… L’échographie a confirmé que je suis enceinte. J’étais vierge et enceinte. La nouvelle a eu sur moi l’effet d’une bombe. Je n’ai pas mangé trois jours de suite. Comment faire ? Il fallait que j’avorte. Il n’était pas question pour moi de déshonorer ma famille. Je vais apporter la honte à mon frère qui occupe un poste important à la houkouma (l’Etat). Comment va-t-il pouvoir continuer à exercer sa fonction de juge et condamner des gens alors que sa propre sœur est dans le mauvais chemin ? Il fallait donc perdre cet enfant. Je suis retournée chez le médecin qui m’a fait l’échographie. Je lui ai dit que je ne voulais pas garder l’enfant. Il m’a orienté vers un gynécologue. Ce dernier m’a prescrit un traitement qui m’a coûté 7000DA et 11000DA comme honoraires. Ce traitement comporte 9 injections ; malgré ce traitement, le bébé ne pouvait pas descendre parce que j’étais toujours vierge. Il fallait que je sois déflorée. J’avais le choix de le faire avec le père du bébé ou du doigt du médecin. Je ne vais tout de même pas porter son bébé et offrir ma virginité à quelqu’un qui ne veut pas de moi ni de son enfant. Je ne vais pas tout de même lui donner « Ômri » (traduction littérale : ma vie. L’hymen est assimilé à la vie). J’ai donc choisi la deuxième option.

J’ai préféré qu’un médecin le fasse avec son doigt. Je ne te dis pas la souffrance endurée ! J’étais double vierge. Ne pouvant mettre fin à ma grossesse et ne pouvant cacher mon ventre, je n’avais pas d’autres choix que de quitter ma maison pour ne pas affronter le regard de mon frère et de ma famille. Il aurait mieux fallu pour moi que je perde ma virginité que de tomber enceinte. Si j’avais perdu ma virginité et que je n’aurais pas été enceinte, je ne me serai pas enfoui de chez moi ».

Leila 22 ans, est travailleuse du sexe depuis trois ans dans une maison close d’Oran. Elle est originaire de Béni-Saf, village situé à une centaine de kilomètres d’Oran. Pour Leila, le travail du sexe ne peut être imputé à la précarité ou à un faible niveau scolaire. Tout allait pour le mieux dans son milieu familial. Leila, ses frères et ses sœurs, ont réalisé des études brillantes. Ses parents y attachaient une grande importance Son père était patron de pêche. Elle a obtenu le baccalauréat série sciences avec une moyenne supérieure à 14. Leila est d’abord confrontée à une série d’épreuves liées au double décès de sa mère et ultérieurement de son père. Mais sa vie va essentiellement se transformer en raison d’une histoire d’amour avec un jeune émigré de 25 ans, dont les parents étaient voisins aux siens. Malgré ses précautions et le refus de la pénétration, elle est tout de même enceinte. Le père refuse de reconnaître la grossesse. Ses tentatives pour avorter n’ont pas abouti. La grossesse étant de l’ordre de la visibilité, la peur, le déshonneur et la honte, particulièrement vis-à-vis de son grand frère, assurant le métier de juge, la pousse à fuir le domicile familial.

« Ce qui bouleverse ma vie, et m’a conduit là où je suis, c’est une histoire d’amour. Je suis tombé amoureuse. C’était un émigré. Il avait 25 ans. J’en avais 19. J’étais encore sous le choc de la disparition de mon père. J’étais seule. Il m’a tenu compagnie. On passait beaucoup de temps ensemble. Ses parents habitaient à côté de nous. Très vite, on a commencé à flirter. Et je ne sais comment on s’est mis à coucher ensemble ; mais je faisais attention à ce que ce soit superficiel sans pénétration. Mais les règles tardaient à venir. Au début, j’ai pensé que ce n’est qu’un retard. Mais les jours passés, et elles ne venaient pas. J’ai eu très peur. Je suis allé voir le médecin. Il m’a fait un test qui s’est avéré positif. Je n’y ai pas cru. Je me suis dit qu’il s’agissait d’une erreur. Il fallait que je fasse une échographie pour être fixée… L’échographie a confirmé que je suis enceinte. J’étais vierge et enceinte. La nouvelle a eu sur moi l’effet d’une bombe. Je n’ai pas mangé trois jours de suite. Comment faire ? Il fallait que j’avorte. Il n’était pas question pour moi de déshonorer ma famille. Je vais apporter la honte à mon frère qui occupe un poste important à la houkouma (l’Etat). Comment va-t-il pouvoir continuer à exercer sa fonction de juge et condamner des gens alors que sa Le statut de dominée de la femme dans la société est une dimension structurante dans tous les récits recueillis auprès des travailleuses du sexe. Elles montrent bien que la non-conformité aux codes et aux règles de la société patriarcale, va nécessairement produire un marquage social à vie, l’enfermant nécessairement dans une forme d’isolement social. Etre divorcée, avoir des rapports sexuels hors mariage, être amoureuse d’un garçon dont les parents refusent de contractualiser le mariage, se retrouver dans l’étau de l’interdit et du déshonneur en raison d’une grossesse non désirée, refuser d’être une « boniche » au service de ses frères, fuir la violence physique, le harcèlement et les abus sexuels, le mariage forcé ; autant d’événements qui contribuent à la construction de la catégorie de femmes « mauvaises » par la société et considérées comme potentiellement «prostituées ». L’engagement bien souvent contraint de ces femmes dans le travail de sexe est en continuité avec un processus qui émerge fondamentalement à partir de la position d’infériorité de la femme dans la société. Une grossesse ne peut pas être cachée. Elle trahit immédiatement la personne enceinte. Une grossesse hors mariage entache négativement l’ethos familial. La femme enceinte, interdite de mariage refusé par son ami ou ses parents, est devenue une « autre ». Elle est classée socialement dans la catégorie de la « putain ». Elle a été « coupable » de nouer de façon autonome des rapports sexuels. Il s’agit rarement d’un libre choix de la femme de fuir le domicile familial. Elle y est contrainte socialement. Dans tous les récits des travailleuses du sexe, les femmes enceintes hors mariage, s’interdisent de soutenir le regard de leurs familles respectives, même si elles ont pu parfois obtenir le soutien de leur sœur ou de leur mère, mais de façon clandestine. Beaucoup d’entre elles seront contraintes d’abandonner leur enfant à l’hôpital, face à l’isolement dans lequel s’est effectué l’accouchement. Ceci montre bien que le désir individuel de la femme, en particulier, doit impérativement s’effacer face à une logique collective qui sanctionne de façon implacable tout comportement de la femme qui a osé enfreindre l’interdit sexuel et social. Mais entre le classement social négatif opéré sur la femme enceinte hors- mariage, par le réseau familial et de voisinage, et la fuite vers d’autres régions, où personne ne les connaît, cette deuxième alternative a l’avantage de s’inscrire dans l’anonymat et l’isolement, d’oublier momentanément la honte, même si elle ne disparaîtra pas.

On saisit toute l’importance de la trajectoire sociale et familiale de la travailleuse du sexe. Elle nous oblige à relativiser la dualité entre ce qu’il est coutume d’étiqueter de « prostituées » et les autres catégories de femmes prises dans l’engrenage d’un divorce refusé par ses parents, d’un amour impossible, d’un abus sexuel ou d’une grossesse non désirée. Les récits montrent de façon récurrente que ces femmes sont dans les représentations sociales, de potentielles « prostituées », et souvent traitées explicitement comme telles. Salima disait : « Tomber enceinte avant le mariage, c’est carrément signé mon acte de mort. C’est la preuve que je suis une fille de mauvaise vie qu’aucune femme n’acceptera comme bru. C’est ouvrir la voie à tous les ragots et les commérages. L’enfant, même s’il est reconnu par son père, serait aux yeux de son entourage et de la société, comme le fruit du péché, du hram (illcite) et du déshonneur. Il est né hors mariage. C’est donc un bâtard et sa mère ne peut donc être qu’une pute ».

A contrario, l’abus sexuel commis par l’homme est toujours l’objet d’un étouffement ou d’une récupération au profit de celui-ci. La société devient plus « compréhensive », plus « silencieuse », sur les agissements sexuels de l’homme. La logique de l’accusation de la femme dans le champ de la sexualité y est fortement prégnante (Mebtoul, et al. , 2006).

Nadia, 25 ans est travailleuse du sexe dans un cabaret à Oran. « J’ai supplié mes parents qu’on déménage ailleurs. Ils n’ont pas voulu m’écouter. Il ne voulait pour rien au monde s’éloigner de ce quartier populaire situé non loin du centre ville. Ils étaient indifférents à ce que leur fille ne puisse plus vivre dans ce quartier. J’ai essayé de mettre le hidjab (voile) ; mais comme je ne l’ai jamais mis auparavant, je me suis sentie ridicule dedans. Je n’ai pas pu le porter. J’ai décidé de ne plus mettre les pantalons. Je m’habillai en robes longues et je veillai à ce que mes bras soient couverts. Il ne me manquait que le foulard pour être prise pour une sœur. Mais le changement de ma façon de m’habiller n’a rien changé au regard des gens. Il est vrai que j’attirai les regards parce que dans mon immeuble, j’étais la seule fille à ne pas porter de foulard. Toutes les autres le portaient soit parce qu’elles n’avaient pas quoi se mettre, soit parce qu’il est pratique parce que le matin, la fille ne perd pas de temps à s’habiller, soit elles sont forcées par leurs frères. Mais il y avait des familles dans les autres immeubles voisins du quartier dont les filles n’ont jamais porté le hidjab, même durant la période où le quartier était contrôlé par les intégristes. Il est clair qu’on s’attaquait à moi à cause de mes habits mais aussi j’étais seule et sans défense. Et cela ne va pas tarder parce que je le ressentais fortement au fil des jours que l’allais subir ce que je redoutais chaque matin et chaque soir. Alors que j’étais à la fin de ma deuxième année secondaire, j’allais être carrément attaquée par un voisin, un grand gaillard. Un chômeur qui était tout le temps posté au coin de la rue. Il habitait avec sa famille au rez-de-chaussée, au niveau du haouch (maison traditionnelle) que je devais traverser pour monter les escaliers pour gagner notre maison au deuxième étage. Quand il m’a vu venir, il m’a devancé pour m’attendre à l’intérieur de la maison, derrière les barres d’escalier. Ce jour-là, la maison était calme et personne ne se trouvait à la fenêtre et au balcon. Il a saisi l’occasion pour me sauter dessus et m’a traîné dans les toilettes en m’empêchant de crier. Il allait m’étouffer. A l’intérieur des toilettes, il a pointé son couteau sur moi. Il me défigurera le visage. Il a déboutonné ma robe et a commencé à me caresser. Je pensai que j’allais mourir. Jamais de ma vie, j’ai eu aussi peur. Mon cœur battait tellement vite que je croyais qu’il allait exposer. Je t’ai dit que j’ai eu une peur si immense que j’ai mouillé dans ma culotte. Il m’a demande ensuite d’ouvrir sa braguette et de lui caresser son sexe. Comme j’hésitai, il m’a lancé une pointe avec son couteau. Du sang a coulé de mon épaule. Je tremblai de tout mon corps. Il voulait que je le mette dans ma bouche. Mais comme il a vu mes dents claquer, il n’a pas insisté. Ce sont les moments les plus longs de ma vie. Des minutes qui m’ont semblé des heures. Je suis monté chez moi en pleurant…J’ai fini par tout dire à ma mère ce qui s’est passé. Elle s’est précipitée chez la mère du garçon. Une grosse dispute a éclaté. La voisine a bien sûr défendu son fils. Elle disait que ce ne sont que des accusations mensongères, puisque personne, à la maison, n’a entendu des cris et n’a vu de scènes. « Si ta fille n’a pas crié, c’est qu’elle était consentante et qu’elle n’a eu que ce qu’elle voulait ».

L’intérêt du récit de Nadia, est de montrer l’inversion des rôles : la victime de l’abus sexuel est désignée responsable d’un acte subi. Le travail de justification de la mère du garçon, dévoile la prégnance des rapports de domination masculins, naturalisant l’abus sexuel. Il s’agit de catégoriser négativement le comportement de la fille, son mode d’éducation, sa façon de s’habiller, etc.

Nadia restitue ici les propos de la mère du garçon: « Ecoute Fatma (nom de la mère de Nadia), c’est aussi un peu de ta faute ! Ta fille est une femme, maintenant. Il faut qu’elle se couvre. Les garçons, les pauvres ! Ils ne peuvent pas se marier : pas de logement et pas de travail. C’est normal, quand ils voient une fille aussi belle que Nadia, qu’ils perdent la tête. Tu sais combien c’est difficile pour un homme de se retenir. Il faut que tu serres un peu ta fille. Il faut qu’elle ne montre rien qui puisse donner des idées aux garçons ».

La honte est aussi du côté de la mère de la fille. L’agression doit surtout rester cacher pour ne pas ternir son image sociale auprès du réseau de voisinage. « Mais ce qui m’a fait le plus mal, c’est de voir finalement, ma mère supplier la voisine de parler moins fort. Elle ne voulait surtout pas que les autres voisins sachent que j’ai été agressée. Elle a supplié la voisine pour qu’elle demande à son fils de s’éloigner de moi. Elle allait presque s’excuser, elle, dont la fille a été agressée ».

A l’origine du travail du sexe, la précarité économique apparaît dans notre enquête, comme la dimension visible qui n’en cache pas moins les rapports de pouvoir au sein de la famille. La misère est souvent indissociable des pressions du mari ou parfois de la mère qui oblige respectivement sa femme ou sa fille à vendre leur corps pour l’entretien des membres de sa famille. Dans ces cas, la prostitution est bien le produit d’une division du travail entre la mère et la fille ou entre le mari et la femme. Il y a en effet un concepteur du travail du sexe et une exécutante qui doit se conformer aux ordres du premier.

Fatima, 22 ans, exerce le travail du sexe dans la rue (Oran). Elle montre la façon dont s’est opérée son apprentissage du travail du sexe dans un ancien quartier d’Oran (Derb) marqué par la drogue, l’étroitesse, l’insalubrité des habitations, les nombreuses ruptures familiales liées au divorce, au terrorisme, à l’émigration, à l’emprisonnement et la proximité des maisons closes. Autrement dit, le fonctionnement de l’espace social allait indéniablement favoriser le développement de la prostitution. Dans ce contexte local, sa mère n’hésite pas à lui inculquer les premières astuces à mettre en œuvre face aux hommes, pour lui permettre de gagner un peu d’argent

« J’ai commencé à m’intéresser aux garçons dès mon passage au collège d’enseignement moyen (CEM). Les filles parlaient souvent de sortir avec leurs copains. Je discutais au bas de l’immeuble avec des garçons, sans plus… N’oublie pas que j’habite le quartier Derb. Les jeunes soutiennent le mur à longueur de journée. La drogue fait des ravages. Les comprimés pour tuer le temps et supporter cette vie de chien. Les jeunes doivent se débrouiller pour avoir « el massrouf » (argent de poche). Les vols et les agressions sont quotidiens dans le quartier. Une jeune fille qui ne va pas à l’école, ne peut pas rester sans rien faire, surtout quand elle a faim. Il faut qu’elle se débrouille pour aider du mieux qu’elle peut sa famille. Le quartier est aussi connu par la présence des maisons closes et par les femmes qui font commerce avec leur corps. Que peuvent faire d’autres, toutes ces femmes qui vivent seules que vendre leurs corps pour nourrir leurs enfants. Il y a des femmes divorcées, jetées dans la rue ; d’autres dont le mari est en prison, ou à l’étranger ou parti dans les montagnes. Je connais beaucoup de femmes de ce genre. Ce sont des voisines. Leurs filles sont nos copines. On a grandi ensemble. On devait toutes nous débrouiller pour d’abord manger mieux, acheter des vêtements, à la coiffeuse.

« Il fallait choisir parmi les jeunes, celui qui serait le plus généreux avec nous pour sortir avec lui. A partir de 15 ans, j’ai choisi mon type. Il avait 18 ans. Tout le quartier, savait que je suis la fille de tel. Plus personne ne va oser me déranger. Il était gentil avec moi. Il ne m’a jamais forcé à quoi que ce soit. Nous allions tout le temps au cinéma pour flirter. Nous avions des projets de mariage. Au même moment, un vieux commerçant a commencé à me faire la cour quand je passai devant sa boutique. Il m’appelait. Il me montrait tout le tissu qu’il avait. Il me demandait de prendre ce que je voudrais et de payer après. Il ne s’est pas gêné de me faire la cour devant ma mère, qui à son tour, n’a pas hésité à prendre des choses à crédit. Elle m’a dit : « fait le marcher et profite au maximum. C’est une aubaine ». Ma mère m’a donné les premiers conseils très utiles dans le rapport avec les hommes. Des conseils comme par exemple : « Ne vas pas ailleurs avec lui. Il faut que tu te débrouilles pour tu ne te retrouves pas jamais seul avec un homme. Tu rentres au magasin et tu le fais craquer. Il doit chaque jour donner un peu plus pour qu’il puisse voir un peu plus de ton corps. Tu le préviens qu’il regarde seulement et ne te touche pas. S’il essaie, tu crieras ».

Dans un contexte socio-économique local profondément délabré, « orphelin » de tout soutien institutionnel ou associatif, la débrouillardise devient la seule tactique des personnes sans ressources financières et relationnelles. Et Fatima montre bien que le travail du sexe se construit hiérarchiquement dans un espace social où la survie est une urgence. Pauvreté et rapports de pouvoirs dans la famille se conjuguent pour donner progressivement corps au travail du sexe. Il contribue de façon explicite à l’entretien de la famille. L’effet du quartier « Derb » ne peut donc être sous-estimé dans la socialisation précoce au travail du sexe.

Les trajectoires familiales et sociales diversifiées de nos enquêtées, ne sont pas sans liens avec la forme du travail du sexe déployées par ces dernières. Djamila, 39 ans, est travailleuse du sexe à domicile dans la région d’Alger. Enceinte avant de se marier, Djamila se soumet volontiers à toutes les conditions dictées par son mari, dans l’unique espoir qu’il l’accepte comme épouse, même sans le consentement de ses parents. Elle quitte donc le domicile familial avec la complicité de son mari. Celui-ci se transforme en proxénète chargé de capter la clientèle et surtout l’argent. Djamila exerce le travail du sexe chez elle, mais sans avoir aucune possibilité de contrôler son activité. Dépendance et soumission au mari, et donc les rapports de domination de sexe, apparaissent ici comme des éléments explicatifs essentiels à l’origine du travail du sexe de Djamila.

« Je me suis laissée faire parce qu’il m’avait dit qu’on allait se marier. C’était l’occasion pour moi. Enfin, me suis-je dit, un homme qui m’aime et que j’aime. On allait fonder une famille ensemble. J’y ai cru au grand amour, moi. C’était déjà mon homme. Dès qu’il m’a touché, je me sui senti comme sa femme. Alors, je ne lui refusais rien du tout. Et un jour, j’avais remarqué que mes règles avaient fait un énorme retard. Là, je me suis inquiété. J’ai vu une amie à moi. Elle m’a conduite chez une sage-femme qui est son amie. Elle m’a annoncé qu’elle était enceinte. J’avais reçu un grand choc. La sage-femme m’avait conseillé d’en parler à mon compagnon. J’ai accouru chez Ahmed pour lui dire que j’étais enceinte. Au début, il s’est mis en colère en me disant qu’il n’était pas prêt pour le mariage. Qu’il n’a pas de famille pour demander ma main. Puis après, il a tout de suite changé d’avis en me disant qu’il ne trouverait pas de femme mieux que moi. Sauf, que si je voulais me marier avec lui et enterrer le scandale, il fallait que je fasse tout ce qu’il me disait. Cela m’a fait plaisir qu’il me dise cela. On a même recommencé à coucher ensemble même enceinte. Mes parents ne voulaient pas que je me marie avec lui. Ils me disaient qu’il était de « mauvaise réputation », un voyou et que ce n’était pas un homme pour moi. Ils n’ont rien voulu savoir et moi, je ne pouvais pas leur dire que j’étais enceinte de ce garçon. Alors, un jour, il m’a proposé de partir avec lui. Qu’il a une chambre, et c’est celle où nous habitons actuellement Je me suis donc sauvé avec lui. On s’est marié au début chez un taleb. Ahmed l’a payé pour qu’il accepte de nous marier. Mais cela n’allait pas régler le problème des papiers. Alors on est parti à Constantine. C’est lui qui a tout organisé. Jusqu’à aujourd’hui, je ne sais pas comment il a fait. Il n’a jamais voulu me le raconter. Nous avons pu avoir un acte de mariage et un livret de famille. Ce que je ne comprends pas, et cela je n’ose pas lui dire, c’est pourquoi, il ne veut pas que je garde le livret de famille ».

« Un jour, j’ai manifesté auprès de mon mari, le dégoût de faire ce travail. Alors il m’a menacé de divorcer et de prendre une autre femme pour faire ça. Et de nous jeter mes enfants et moi dans la rue. Alors j’ai réfléchi. Je me suis dit puisqu’il me ramène les clients, il faut que je me fasse à l’idée. C’est tout. Pourquoi pas ? Après tout, je suis une femme mariée ! Je n’ai pas peur pour ma réputation. Je ne fais pas la prostitution dans la rue. Et il fallait obéir. J’ai toujours exercé ici dans cette chambre. Je n’ai jamais bougé. Il faut bien qu’on vive. Maintenant, j’ai pris l’habitude. Et ces enfants, comment les nourrir ? Et puis, si nous voulons acheter une maison, il faut bien que je l’aide. J’ai travaillé comme femme de ménage. J’étais maltraitée comme une chienne. J’avais 200DA. Ce n’est pas avec ça que je vais sortir de ce trou à rats. Je m’inquiète pour ces petits. J’aimerais qu’ils aillent à l’école comme les autres ».

Lilli, 48 ans, ancienne travailleuse du sexe dans une maison close, décrit la violence physique à l’origine de sa fugue et de l’exercice de la prostitution : « Mes relations avec mes frères se sont détériorées encore plus quand j’ai arrêté l’école. Je suis devenue leur boniche. Comme j’étais la plus grande fille, ils se tournaient vers moi pour tous leurs besoins (manger, vêtement, etc.). on a commencé à me frapper et à me battre alors que j’avais à peine 6 ou 7ans… Je recevais des coups pour n’importe quoi. Ils ne voulaient pas que je sorte dehors ni monter à la terrasse. En face de l’immeuble, il y avait un café. Il n’était pas question pour mes frères que les voisins ou les jeunes du quartier me regardent ou pire encore me draguent. Moi, j’aimais trop flâner dehors et me mettre à la terrasse. Ce qui me valait presque tous les jours, une belle correction. Ma mère a eu peur pour moi. Elle a donc saisi par écrit le juge des mineurs ; lui expliquant les dangers que sa fille couraient à la maison. Le juge des mineurs a décidé de me placer dans un centre d’assistance sociale situé à Messerghine. Je crois que les meilleures années de ma vie, sont celles que j’ai passées dans ce centre. On apprenait à faire de la couture. On avait une bibliothèque. On nous encourageait à lire. Mais cela n’a pas duré longtemps car l’Etat a décidé de fermer ce centre. Moi, je suis retournée à la misère et à l’enfer. Je suis convaincue que l’Etat en fermant ce centre, a fermé aussi mon avenir et m’a jeté à la rue. En effet, dès mon retour à la maison, les coups et les cris ont repris de plus fort. Ce n’était plus des gifles, des coups de poing ou coups de pieds, mais de la torture. Souvent, mon grand frère me fait asseoir sur une chaise et m’enchaîne les bras et les pieds, de façon à ce que je ne puisse plus bouger ou courir pour essayer d’éviter les coups. Il tire sa ceinture et de toutes ses forces me donne des coups. J’avais des bleus partout, surtout aux cuisses et au dos. C’était de la flagellation. On dirait que je subissais les sanctions que méritaient une mécréante qui a commis un pêché ou une esclave qui a désobéi au maître…Un jour, j’ai bravé l’interdit comme d’habitude et je suis allée avec ma copine et voisine Khadidja, nous balader dans le marché de la ville nouvelle. A mon retour, mon frère ne m’a pas frappé, mais il a fait pire. Il a trouvé la solution pour que je ne sorte plus dehors. Il m’a rasé complètement le crâne et les sourcils. C’était l’horreur. Il m’a défiguré. Je ne pouvais pas me regarder dans la glace. J’ai eu très mal. Ce n’était pas une douleur physique comme celle que je ressentais à la suite des coups. C’était une autre douleur plus profonde, plus durable. C’est ce jour-là que j’ai décidé de m’en aller. Ma copine Khadidja venait me voir. Elle aussi, vivait la même chose que moi et en avait marre. Nous avons décidé d’aller loin dès que je retrouve mes cheveux et mes sourcils. Un jour, j’ai volé à ma mère 1500 DA et j’ai pris avec Khadidja, le train de 7 heures du matin à destination d’Alger. Nus sommes arrivés à 13heures à la gare d’Alger. Nous avons acheté des sandwichs et nous sommes allés à la découverte d’Alger. Nous avions eu un sentiment d’une grande liberté mais aussi d’une grande inquiétude. On devait se débrouiller par nous-mêmes ».

Les 30 récits recueillis à Oran, Alger et Tamrasset, montrent de façon récurrente que le travail de sexe émerge de façon dominante à partir d’une situation limite ou de rupture avec la logique familiale. Il s’agit rarement dans nos cas, d’un choix autonome opéré par la travailleuse du sexe. C’est au contraire l’engrenage de la violence physique et sociale dans la société et dans la famille, qui aboutit à des trajectoires brisées ; révélant aussi la « force » d’une logique patriarcale qui aboutit souvent avec le consentement de beaucoup de femmes, à renforcer les rapports de domination de sexe, dont il est difficile pour une catégorie d’entre elles, déjà, « salie » par le divorce, un mariage forcé, une grossesse non désirée, ou un abus sexuel, d’y faire face. La seule alternative est de s’inscrire dans une forme d’isolement social et d’anonymat en quittant leur ville d’origine ; d’où la mobilité géographique de ces travailleuses du sexe qui se construit socialement par la médiation d’anciennes travailleuses du sexe ou « d’amis » se transformant progressivement en proxénètes. Si la stigmatisation se renforce avec le travail du sexe, notre enquête montre clairement qu’elle est déjà prégnante dans le statut de la femme dominée. La violence sociale à l’égard de la femme acquiert toute ta signification antérieurement au travail du sexe.

Les récits de ces femmes, ne peuvent donc être interprétés dans une logique misérabiliste ou passive. Ce n’est pas notre posture. Fuir la violence du mari, du père ou du frère, constitue pour ces femmes une forme de révolte intérieure, une façon aussi de lutter momentanément contre ce sentiment de honte et de pudeur qui est au cœur du statut de la femme catégorisée rapidement de « femmes du dehors » nécessairement mauvaise, sale, « trop libre » et la « femme du dedans », étiquetée comme une femme fidèle et surtout soumise à son mari, à sa belle-mère, etc.

Les travailleurs du sexe

La non- reconnaissance sociale de leur homosexualité, constitue la dimension centrale à l’origine du travail du sexe. En se considérant comme homosexuels, parfois très jeunes, au sens où ils affirment leur identité féminine, ils sont l’objet d’une violence extrêmement virulente et d’un rejet, notamment du père au sein de la famille. En exprimant leur identité féminine, ils remettent en question les rôles stéréotypés attribués à l’homme : virilité, puissance, domination, initiative et rôle actif dans les rapports sexuels. En arabe dialectal, l’homosexuel est celui qui se « donne » à l’autre (Attaï). A la marge de la société patriarcale, ils ne peuvent que renforcer les liens sociaux entre eux. Etre travailleur du sexe, c’est aussi démontrer qu’ils peuvent exister et vivre avec leur homosexualité. Mais faire commerce avec leur corps s’impose aussi pour arracher leur autonomie financière, particulièrement quand ils sont dans une logique de rupture familiale. L’homosexuel ne mérite aucun égard, aucun argent de poche de son père. Il est souvent contraint de se reconstruire socialement dans la rue et à avec ses copains homosexuels.

Espoir est le prénom que s’est donné l’un des travailleurs du sexe. Il a 25 ans. Il est étudiant en médecine et parallèlement serveur dans un bar. Même s’il est d’origine sociale relativement élevée (profession du père : cadre financier), il restitue de façon précise les stigmates que lui inflige son père qui opère par la violence symbolique pour tenter de l’éloigner du domicile familial. C’est parce qu’il est à côté des normes sociales dominantes, que l’homosexuel est confronté dans la société et dans la famille, à une forme de mépris et de distanciation sociale, qui laisse des traces profondes dans le corps social de l’homosexuel. Goffman (1963) nous rappelle le fonctionnement du stigmate : « le maniement du stigmate n’est qu’un rameau d’une activité fondamentale de la société, à savoir le profilage de nos attentes normatives quand à la conduite et au caractère d’autrui ».

Le récit de Espoir est intéressant parce qu’il montre bien que tout homme qui manifeste des signes de repérabilité de l’homosexualité, autrement dit des signes de féminité, est rejeté ou exclu. Or Espoir comme les autres homosexuels s’affichent avant tout comme femmes. Ce qui est catégoriquement refusé par leurs familles respectives. Ecoutons-le : « Je n’ai pas toujours été bien avec mon père. Le jour où j’ai eu mon bac, cela s’est aggravé de plus en plus. J’ai attendu qu’il soit fier de moi, d’être enfin bachelier. Mais il a manifesté une dureté et une froideur insupportable. Quatre jours après, une dispute s’est déclenchée entre lui et ma mère. Il la trompe. Et moi, je le sais, mais elle non. Alors qu’il voulait la frapper ; ce jour-là, je me suis interposé entre eux. Je l’ai affronté, en le menaçant, que s’il touchait un de ses cheveux, j’aillais lui révéler ses relations secrètes avec ses différentes femmes que je connaissais parfaitement. Depuis ce jour, il me déteste et il me craint. Si j’étais mort, il serait très heureux. On ne se parle plus jamais. Même à table, on pourrait être en face, s’en s’adresser la parole. Alors pour l’argent de poche, je n’en parle pas parce que je ne reçois rien de lui. Je n’existe pas pour lui. Recevoir une récompense au bac, il ne fallait pas y compter. Jamais ! Par contre, quand mon frère aîné a eu son bac, mon père a été tellement fier de lui, que j’en ai pleuré. Il lui a organisé une fête qui rassemblait à un mariage. Et moi, j’ai rien eu. Quand il fallait s’inscrire à l’université, je n’avais aucun sou. J’ai demandé à mes parents, sans résultats. Mon père m’a répondu que le bac, je l’ai eu pour moi, et non pour lui. Je n’allais rien lui rapporter avec mon bac. Alors, j’étais tellement désespéré que je suis descendu le soir, dans la rue, pour trouver un peu d’argent par n’importe quel moyen. Tu sais pourquoi mon grand frère est plus considéré que moi. Tout simplement, parce que lui, c’est un homme. Il se comporte comme tel. Par contre moi, je suis un homosexuel (« Neqch ; «Ataye »). J’ai toujours manifesté des gestes féminins. Ce n’est pas de ma faute. J’ai toujours été comme ça. C’est pour cela que mon père me déteste. Depuis que j’étais petit, il m’appelle le sale bâtard comme si c’était pas lui qui m’avait conçu. Il m’arrive souvent de croire que ce n’est pas mon vrai père. Qu’on m’a ramassé dans la rue, c’est pour cela que je retourne souvent dans la rue. Je suis peut-être condamné à vivre dans la rue toute ma vie ! Ma mère aurait aussi préféré avoir une fille à ma place. Un jour qu’elle était en colère contre moi, elle m’a tellement crié dessus qu’elle m’a avoué qu’elle avait désiré une fille après mon frère. Et qu’elle a tellement déprimé, qu’elle a eu un garçon qui ressemble à une fille… Et même si elle fait semblant de m’aimer, je sais qu’elle ne m’a jamais désiré ».

L’homosexuel a une marge d’autonomie extrêmement réduite face aux multiples violences sociales dont il est l’objet. Il est contraint d’investir la rue. Seul espace qui lui permette de donner sens à son homosexualité. Il devient par la force des choses, un travailleur du sexe. Il n’a pas d’autres alternatives s’il veut survivre dans une société qui le rejette.

Momo a 27 ans. Abandonné respectivement par son père et sa mère qui se sont tous deux remariés, il est adopté par la rue. « Mon père nous a abandonné alors que j’avais 6 ans. Il voulait se marier avec une autre femme. Je le déteste. Je le considère comme mort, moi. Une année après, ma mère s’est remariée. Elle a commencé à son tour à me négliger comme mon père l’a fait. Je ne la voyais presque plus. C’était son mari qui commandait à la maison. Il est même arrivé à me frapper. Il prenait un tuyau en fer et me tapait dessus. Un jour, il m’a sorti un couteau. Il a voulu me tuer. Je me suis sauvé. Depuis, je vis dans la rue. C’est tout simple. Comment vivre avec un beau-père violent qui veut me tuer pour avoir d’autres enfants avec ma mère, et une mère qui n’existe pas. Un père qui est vivant, mais que je ne vois jamais. C’est ridicule. Donc c’est la rue qui m’a adopté. Enfin, je suis toujours insulté à cause de mes manières. Je ne pouvais supporter ma vie avec eux. Je suis parti. J’ai appris à vivre dans la rue et sur les cartons. J’ai appris à mendier et aussi à me prostituer ».

Ils revendiquent leur identité féminine : « Nous sommes des femmes. Et ce n’est pas de notre faute ». Laeticia, 21 ans, disait : « C’est à l’âge de 11 ans que j’ai constaté que j’étais attirée par les garçons. Bon, j’étais petite. Je ne pouvais pas faire la distinction, vraiment. Mais avec le temps, ça a continué. Je ne suis jamais tombée amoureuse d’une fille. Je ne peux pas. Ce sont des filles comme moi. Ne soit donc pas étonnée que je te parle de moi au féminin. Car je suis une fille. Je n’ai jamais accepté l’idée d’être un garçon. C’est vrai que je suis née avec un pénis, mais cela ne veut rien dire. Je fais tout pour changer ma physiologie. J’ai toujours voulu ressembler à une femme. Avoir son corps. C’est normal. J’ai un sang féminin. Mes gestes et ma voix le prouvent. Ce n’est pas de ma faute. Je suis née comme cela. C’est pour cela que je me suis fais des seins. J’ai pris des hormones, la pilule aussi ». Laetitia soulève son tee-shirt pour montrer à l’enquêtrice une poitrine de femmes. Elle poursuit : « Tu vois. Tu ne trouves pas que c’est réussi. C’est vrai qu’elle n’est pas énorme. Mais au moins, j’ai des seins. Cela va en accord avec mes gestes et ma voix. Si je ne l’avais pas fait, je serai devenue folle. Il reste maintenant à l’université où je suis toujours considérée comme un garçon à cause de mes papiers. C’est vrai que j’ai une carte d’identité d’homme. Mon nom et mon sexe sont masculins. Mais ma psychologie est féminine. Cela, les gens ne peuvent pas le comprendre. J’espère que toi, tu me comprends au moins ! C’est pour cela que tu es là, n’est-ce pas ! Je voudrai qu’avec cet entretien que je t’accorde, les gens vont enfin comprendre qu’il existe des personnes comme moi. Qui sont moitié homme, et moitié femme. Et le contraire existe. Mais à l’université, je suis obligé de cacher ma vraie identité. Comme si j’ai une double vie. La vraie identité, je l’exprime quand je suis avec des gens comme moi, et pour les trouver, il faut être dans un milieu de prostitué ».

Les travailleurs du sexe portent aussi des stigmates. Ils sont perçus différents des hommes dits ordinaires. Ils sont contraints de cacher leur homosexualité derrière le travail du sexe.

Parfois, c’est le père qui les pousse au travail de sexe par la violence des mots. Un travailleur du sexe, nommé Catherine, disait : « Aujourd’hui, j’ai 21 ans. Et j’en ai marre. Je fais des fugues à chaque fois. Mon père s’en fout éperdument. Il ne s’est jamais inquiété. En fait, il aimerait bien que je sois mort. Tout cela à cause de ma manière de m’habiller, de faire et de parler. A cause de ça, il me disait : « va te prostituer, c’est ta spécialité ». Mon père me maltraite. Comme je suis l’aîné des garçons, il me bat pour que cela serve de leçons aux autres frères et sœurs… Mon père est un homme violent. Souvent, je me dis qu’il n’est pas normal… Souvent mon père me chassait de la maison par un oui ou par un non. Par exemple, aujourd’hui, ça fait trois mois que je suis dehors. Personne de ma famille ne s’est inquiété de moi. D’ailleurs, je me demande si j’ai une famille, aujourd’hui. Pourtant, nous sommes neuf à la maison. C’est infernal. Alors je me suis déclaré un prostitué par vengeance. Et maintenant, je peux dire à tout le monde, que j’adore le trottoir. Ma mère le sait. Mais elle ne peut rien dire parce qu’elle sait que c’est la faute à mon père. En plus, elle a peur de lui ».

Tout se passe comme si le travail du sexe leur permet d’être ce qu’ils souhaitent être : des femmes à part entière et reconnues comme telles. Or, ils observent de toute part, une totale incompréhension aussi bien de leur famille que de la société. Ils sont alors bien obligés de se construire socialement à la marge des « autres » qui leur refusent catégoriquement leur statut d’homosexuel. Leur souffrance vient aussi du refus social de la différence entre hommes ou certains se sentent et se considèrent avant tout comme des femmes. Lylia disait : « Je suis une fille et non un garçon. Personne ne veut me croire. Il est vrai que je suis né avec le corps d’un homme, mais dans ma tête, je me sens une fille, «tafla » (en arabe dialectal). Et puis, je ne ressens aucune honte à le dire. Parce que c’est ma personnalité. Je suis comme ça. Personne n’a vraiment rien compris. Il y a eu sûrement une erreur de la nature. Ce n’est pas de ma faute. Tout a tout fait pour que je change. . Et cela n’a pas marché. Je fais tout comme une fille. Je me comporte comme une fille. J’ai tout appris à faire comme une fille. Je sais faire la cuisine, le ménage, la lessive. Je fais de la couture. Quand je suis à l’abri des regards, je m’habille comme une fille. Je parle comme elle. Tu as peut-être remarqué que même ma voix est féminine. Ce n’est pas de ma faute… J’ai beaucoup souffert de ça. Des jugements des autres, surtout de ma famille ».

Tous ces récits des travailleurs du sexe montrent de façon forte la quête d’une reconnaissance sociale de leur homosexualité. Ils la revendiquent fortement. Ils expriment de façon récurrente leur souffrance à propos de la rupture avec leurs familles. Ici aussi, leur révolte intérieure s’objective dans les mots : « je suis travailleur du sexe par vengeance ». Etre travailleur du sexe, est un manière pour eux d’exister, de tisser des liens sociaux avec des hommes et des femmes qu’ils ne peuvent pas espérer réaliser de façon visible dans leur vie quotidienne, du fait précisément du refus de leur homosexualité dans la société.

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