L’Iran n’est pas un système socialiste : il y existe de nettes différences de classes, ainsi que de forts recoupements entre richesse et pouvoir, entre pouvoir et position dans la hiérarchie cléricale, écrit Azmi Bishara.
L’Iran n’a pas simplement un système de gouvernement autoritaire, mais aussi totalitaire. Il est puissant, hautement centralisé, avec des systèmes sophistiqués de maîtrise et d’administration, et il met en pratique une idéologie qui prétend avoir réponse à tout et cherche à pénétrer tous les domaines de la vie. Au lieu de s’appuyer sur un parti politique et des organisations de jeunesse, il se repose sur des organisations de masse, tels que le Basij, qui allient sécurité et idéologie et même profite de vastes secteurs de la population. Ce système compte aussi sur un réseau étendu et bien organisé de mollahs, sur un organisme de sécurité politisé et sur la Garde révolutionnaire. Cependant, il diffère des autres systèmes totalitaires de deux manières distinctes.
Deux différences avec les autres systèmes totalitaires
Tout d’abord, aucun autre système totalitaire n’a incorporé un tel niveau de compétition démocratique, codifiée constitutionnellement, dans l’ordre dominant et son idéologie. La compétition politique est systématisée sous la forme d’élections qui se tiennent régulièrement, et dans lesquelles les concurrents font le choix de programmes différents mais dans le cadre de règles du jeu acceptées, tout comme les partis politiques dans le système capitaliste. La différence entre les Démocrates et les Républicains aux Etats-Unis n’est pas plus grande que celle existant entre les réformistes et les conservateurs en Iran. Naturellement, ces tendances en Iran ne représentent pas vraiment des partis politiques, mais pas plus que les Républicains et les Démocrates, du moins pas au sens conventionnel européen. Elles ont davantage la nature de ligues électorales.
La seconde différence entre le totalitarisme iranien et celui des autres systèmes totalitaires réside dans le fait que l’idéologie officielle – qui imprègne les institutions de gouvernement, la sphère publique et les systèmes d’éducation comme des autres formations, en tant que premier structurant de l’identité et de la conduite morale et éthique -, cette idéologie officielle est une vraie religion acceptée par la grande majorité du peuple. Il ne s’agit pas d’un athéisme ou d’une religion laïque, tel qu’adopté officiellement dans les systèmes communistes ou fascistes, et auquel ne croyait qu’une clique d’apparatchiks dont la conviction s’est transformée rapidement en une sorte d’intérêts acquis et fut rarement transmise à leurs descendants. En Iran, la doctrine religieuse est l’idéologie d’Etat, la hiérarchie cléricale définit et ancre la hiérarchie de l’Etat, et les échelons inférieurs du clergé sont les intermédiaires entre le peuple et l’idéologie régnante.
Ce sont ces distinctions importantes qui donnent au système iranien un dynamisme et une vitalité qui n’existaient pas dans les systèmes communistes ou fascistes d’Europe, même si ce système iranien a surgi d’une société « orientale » technologiquement moins évoluée que les sociétés européennes, et s’est regroupé hors du contexte du modernisme et de la modernisation de l’Europe que les autres systèmes ont exploités.
Le parti régnant en Chine, même à son stade plus ouvert et plus souple, autorise bien moins de diversité politique qu’en Iran, tant sous la forme de rivalités politiques systématisées que de critiques éventuellement violentes à l’égard du régime, de son président et de son gouvernement. Dans l’ancienne Union soviétique aussi comme dans d’autres systèmes totalitaires, la tolérance de la diversité politique était inconnue.
Regardons l’Iran sous l’angle de son degré de compétition démocratique, de sa tolérance de la critique et de ses changements d’autorité dans la non violence et le respect des règles établies, on constate alors qu’il est beaucoup plus proche des démocraties pluralistes d’Occident que d’un régime dictatorial. Mais le fait qu’il impose une idéologie qui recouvre tout et qu’il tente de l’utiliser pour contrôler tous les aspects de la vie publique et personnelle le met radicalement à l’écart des sociétés occidentales où la vie personnelle des individus est réglementée via l’intrusion tant des mécanismes du marché dans le domaine individuel privé que des médias dans la vie familiale. Il existe également une idéologie imposée aux Etats-Unis, qu’on appelle souvent le « mode de vie américain », mais elle laisse une grande latitude à la sphère privée et aux libertés individuelles, notamment à la liberté religieuse, même si elle pèse fortement dans ce domaine grâce aux mécanismes de la consommation et aux médias qui parfois s’en prennent à la liberté individuelle.
Il n’est pas utile d’aborder ici la question des libertés individuelles ou démocratiques dans les régimes autoritaires arabes, des systèmes dynastiques et clientélistes incapables de produire un ordre, qu’il soit totalitaire ou démocratique ; sauf à noter tout de même cette jubilation malveillante que certains Arabes ont affiché en réaction aux évènements en Iran, alors qu’ils feraient mieux d’observer ce qui se passe dans leur propre pays ce qui, on aurait pu le penser, aurait dû leur paraître plus important.
La jeunesse d’une classe déterminée
Le soulèvement réformiste a surgi de la structure de l’establishment iranien comme des règles et principes reconnus de la République islamique. Les critiques adressées au régime par une grande partie de la jeunesse qui a rejoint les réformistes, spécialement la jeunesse de la classe moyenne qui est plus en contact avec le reste du monde, ces critiques nous rappellent les griefs exprimés par les jeunesses des pays d’Europe de l’Est qui estimaient que leur régime les privait de leurs libertés individuelles et personnelles, de la liberté de choisir leur mode de vie et de consommer à l’occidentale. Naturellement et comme d’habitude, certains de ces griefs sont sincères, d’autres ont été propagés par les médias occidentaux et certains proviennent d’un mécontentement général et d’une recherche d’une nouvelle signification à leurs modes d’expression politique.
Sans écarter ni minimiser de telles critiques, il est important de garder à l’esprit que ces gens ne représentent pas la majorité de la jeunesse mais plutôt la majorité de la jeunesse d’une classe déterminée. L’Iran n’est pas un système socialiste : il y existe de nettes différences de classes, ainsi que de forts recoupements entre richesse et pouvoir, entre pouvoir et position dans la hiérarchie cléricale, et entre richesse et position dans la hiérarchie cléricale (avec des cas de concentration du pouvoir, d’une position et de la richesse dans une et même personne). Différer les recoupements oeuvre à créer une diversité de tendances et d’états d’esprit politiques et intellectuels. La plus grande partie de la jeunesse des couches pauvres de la société soutient Ahmadinejad, tout comme les pauvres soutiennent Chavez au Venezuela. Rappelons-nous que voter Ahmadinejad en 2005 fut un vote de protestation – surtout de la part des jeunes – contre les conservateurs corrompus, pas seulement contre les réformistes. Rappelons-nous aussi, que certains réformistes sont des gens de principe qui luttent pour leur croyance, qu’ils aient participé à la révolution ou non, tandis que d’autres dans le camp réformiste associent la défense de leurs libertés à la défense de la corruption. (Le monde arabe regorge de gens qui combinent défense des privilèges économiques et défense des libertés civiles. Ils forment la classe des néo-libéraux qui se distingue pour n’être ni libérale ni démocratique).
L’état d’esprit de ceux qui estiment que leurs votes pèsent plus, qualitativement, que ceux quantitativement plus nombreux des pauvres, et qui croient en fait représenter la majorité parce qu’ils sont majoritaires dans leurs quartiers même s’ils sont minoritaires dans le pays, cet état d’esprit a un caractère arrogant, de classe. De toute évidence, cet état d’esprit ne reflète pas une attitude démocratique car, aussi sincèrement de gauche qu’il pourrait paraître, son altruisme disparaît sous un élitisme latent. Nous avons rencontré cet état d’esprit à diverses occasions.
Par leur sympathie en faveur d’une jeunesse engagée dans une politique de protestation, certains intellectuels (dont moi-même, au moins) sont devenus plus souples dans leur engagement envers la jeunesse. Il y a plusieurs années, dans une certaine capitale arabe, des dizaines de milliers de jeunes gens sont descendus dans la rue, scandant des slogans pour la démocratie et contre le sectarisme, au point que des gurus intellectuels les ont amenés à acclamer des dirigeants de milice, des chefs sectaires et des criminels de guerre comme si ceux-ci étaient des héros culturels, au prétexte qu’ils étaient « avec nous » et « contre eux ». Bientôt les gosses ont été emportés dans des débordements racistes contre d’autres sectes – alors que tous avaient un mouvement de recul devant leur propre façon de penser sectaire – et cela en dépit de leurs jeans, de leurs longs cheveux, de leurs serre-tête, et de tous ces attributs de progressistes à l’esprit ouvert qui ont attiré les journaux dirigés par des éditeurs vieux jeu, nostalgiques de leurs propres journées d’activisme d’étudiant. L’intellectuel doit conserver une distance critique quand il est appelé à exercer son devoir envers les jeunes, à les encourager vers des perspectives libératrices critiques et à ouvrir les yeux sur les préjugés, les mythes, les illusions et autres pièges réactionnaires.
Ahmadinejad : moins un représentant des conservateurs que leur opposant au sein de leur establishment
Si vous voulez critiquer le système électoral en Iran, vous devriez jeter un coup d’œil du côté du Conseil des gardiens et des nombreuses conditions auxquelles les candidats doivent répondre pour garantir leur engagement aux principes de la République islamique. Vous devriez aussi prendre en compte les amendements constitutionnels de 1989 qui ont supprimé le poste de Premier ministre et attribué ses pouvoirs au président, rien que pour transférer ensuite les pouvoirs présidentiels au guide suprême, lequel ainsi combine les pouvoirs temporels avec le spirituel et l’autorité judiciaire, une métamorphose du concept de gouvernement clérical. Aujourd’hui, cette question est sous la loupe des critiques, et elle mérite d’être critiquée. Mais là n’est pas l’origine des candidats. Tous les partis, les dirigeants et les forces politiques qui se sont engagés dans les élections ont accepté, ou prétendu accepter, les règles du jeu. Et il est ridicule de passer de la critique des règles du jeu à l’affirmation que les dernières élections auraient été truquées, contrairement aux neuf élections résidentielles précédentes.
Depuis les élections de 2005, le mouvement réformiste iranien s’est affaibli et fragmenté, il ne s’est pas renforcé. Les résultats qu’il a obtenus ont constitué une surprise pour ceux qui connaissent l’Iran. Comment a-t-il pu renaître de ses cendres avec tant de force après sa désintégration à l’époque de Khatami et la répression qui a suivi contre ce qu’il en restait, dans les universités et ailleurs ? Certes, les récentes élections l’ont mis en vedette, pas comme autrefois mais plutôt comme un allié d’un large spectre de conservateurs. Les espérances pour une tendance réformiste puissante ne se fondaient pas sur des sondages de l’opinion publique, elles avaient été créées par l’Occident et les médias non occidentaux opposés à Ahmadinejad, lequel avait irrité tant de plumes dans ses conférences internationales et les salons diplomatiques. La rhétorique populiste d’Ahmadinejad a été une aubaine pour les politiques occidentales racistes envers les Arabes, les musulmans et les Orientaux en général. Son certificat de disculpation accordé à l’Europe pour l’Holocauste fut catastrophique quel que soit le sens où on l’entend. Mais Ahmadinejad a aussi choqué l’Occident par un ensemble de principes justes qui remettent en cause l’héritage colonialiste et dont on parle rarement aujourd’hui, alors que tout le monde a été dressé aux axiomes de l’arrogance raciste occidentale.
Ahmadinejad est moins un représentant des conservateurs iraniens que leur opposant au sein même de leur propre institution. Il s’est rebellé contre eux, y compris contre le clergé corrompu, utilisant les principes de la Révolution islamique comme des armes. C’est un conservateur de la veine fondamentaliste et il veut redonner à la révolution toute la vigueur et le brillant de sa jeunesse. Il a probablement rappelé à Mousavi sa propre jeunesse. C’est pourquoi sa rhétorique populiste est plus puissante que celle des réformistes. Il rappelle Khomeini et son austérité personnelle sensibilise la masse importante de pauvres. Il distribue les revenus pétroliers entre les pauvres et il les aide compensant ainsi l’échec de sa politique économique, et sa probité personnelle compense elle aussi le fait qu’il n’arrive pas à combattre sérieusement la corruption. Sa politique étrangère a réussi à raviver la fierté nationale en faisant de l’Iran un acteur central dans l’arène internationale, alors que le poids international de l’Iran avait fait un plongeon quand Khatami (un authentique réformateur) était devenu plus conciliant avec l’Occident.
Il n’y avait aucun partisan d’un quelconque régime arabe ou mouvement fondamentaliste du monde arabe parmi les manifestants descendus dans la rue à Téhéran. Par conséquent, l’émotion qui a pu submerger certains de nos frères arabes a moins à voir avec l’idéologie politique qu’avec une sorte de jubilation malveillante.
Les alternatives envisageables pour l’Iran
Ces alternatives sont :
– Une élite corrompue financièrement dominante incarnée par Rafsanjani, une élite plus pragmatique sur les questions internationales et qu’Ahmadinejad a combattue aux dernières élections.
– Une alliance conservateurs/réformistes dans le cadre d’une institution dominante, où les conservateurs corrompus s’appuieraient sur des personnalités comme Mousavi et Khatami pour retrouver une popularité et affaiblir l’emprise du guide suprême.
Cette alliance serait plus pragmatique dans ses relations avec l’étranger, elle irait vers un dialogue avec la nouvelle administration US et s’engagerait dans un accord avec l’Occident en échange d’une reconnaissance internationale de la République islamique et de son rôle régional. (Incidemment, pour les besoins de l’alliance, les conservateurs pourraient concéder certaines des exigences réformistes, mais comme il est de règle dans les flots tumultueux des périodes de transition dans les ordres révolutionnaires, cette alternative s’avèrerait n’être qu’une phase éphémère après que les réformistes aient perdu, une fois encore, l’initiative).
– La troisième alternative, je l’appellerais, pour user d’une métaphore, l’ « Occidentale ». C’est le renversement de l’ordre lui-même, sur le modèle de ce qui s’est passé en Europe de l’Est et pour lequel prie une grande partie de l’opposition illégale, à l’intérieur de l’Iran et à l’étranger. Aux jeunes hommes et jeunes femmes aisés de Téhéran nord, cette alternative a été présentée comme porteuse de droits civils libéraux, d’un mode de vie consumériste, de liberté dans la façon d’agir et de se vêtir, et d’autres idées encore qui attirent les jeunes, comme elles ont attiré les fils et les filles des apparatchiks de Russie et d’Europe de l’Est. La majorité des classes moyennes et supérieures a moins voté pour Mousavi que contre Ahmadinejad. Cependant, en Iran, avant cette troisième alternative, il faudra d’abord passer par la seconde. A la différence des régimes communistes, le régime en Iran ne s’effondrera pas d’un seul coup.
Le régime iranien survivra à la crise actuelle, en utilisant les instruments mentionnés précédemment. Cependant, il lui faudra aborder une importante question. Tirera-t-il les leçons de cette expérience, sortira-t-il les bannières de la réforme hors de la corruption, s’alliera-t-il avec la gauche réformiste contre la droite pseudo réformiste ? Ou s’appuiera-t-il uniquement sur la répression, donnant ainsi des raisons à l’ingérence occidentale ? Cette dernière option mène tout droit à un avenir, et peut-être à des troubles, plus intense et tragique.
Azmi Bishara est issu d’une famille chrétienne palestinienne. Il devient membre de la Knesset en 1996, et est l’un des membres fondateurs du parti Balad. Il défend l’option d’un « État de tous les citoyens » et la laïcité par opposition au concept d’« État juif » et critique dans cette optique l’idéologie sioniste d’Israël.
* Azmi Bishara publie également des ouvrages en langues arabe, anglaise, allemande et hébraïque, sur les sujets de la démocratie et de la société civile, sur les droits des minorités nationales en Israël, sur l’islam et la démocratie et sur la question palestinienne, au sein de la société israélienne, dans les Territoires occupés et dans les autres États.
Le 22 avril 2007, il démissionne de son poste de député, accusant les autorités de le persécuter pour ses positions politiques. Visé par une enquête policière dont on ignore les motifs, il a quitté le pays. Le 25 avril, la police déclare que Bichara est accusé de crime contre la sécurité d’Israël, de collaboration avec le Hezbollah libanais pendant l’invasion israélienne de 2006.