Pour la sortie en France de deux films – l’un traitant de la guerre d’Algérie, l’autre du massacre des moines de Tibéhirine -, le critique Mouloud Mimoun revient sur les différences de traitement de l’histoire algérienne, toujours délicate à évoquer.
Ce mois-ci, l’Algérie est à l’affiche de deux films français. « Des Hommes et des dieux » de Xavier Beauvois, sorti dans les salles cette semaine, s’appuie sur la vie des moines cisterciens de Tibéhirine en Algérie, de 1993 jusqu’à leur enlèvement en 1996. Quant à « Hors-la-loi » de Rachid Bouchareb, dont la sortie nationale est prévue le 21 septembre, il évoque le massacre de Sétif et la guerre d’Algérie à travers le parcours de trois frères expulsés d’Algérie. L’occasion de se pencher sur l’histoire qui lie la France à l’Algérie : un thème encore douloureux pour certains et qui n’est pas toujours facile de porter à l’écran.
Pour Mouloud Mimoun, président du Festival français du Maghreb des films et critique cinématographique pour le quotidien algérien « El Watan » et la revue « Afrique Asie », les deux réalisateurs proposent des approches bien différentes.
« Des Hommes et des dieux » est beaucoup moins engagé que « Hors-la-loi ». Comment analysez-vous ces deux regards ?
Mouloud Mimoun. Il faut d’abord préciser que si Bouchareb parle de la Guerre d’Algérie, Beauvois parle de ce qu’on appelle la « Deuxième Guerre d’Algérie » – celle lancée par les islamistes dans les années 1990.
En termes de traitement, les deux films se situent dans des perspectives différentes. Dans « Des Hommes et des dieux », Xavier Beauvois a choisi une approche humaniste. Il a préféré mettre en avant le mode de vie cistercien de Tibéhirine – dans les années 1990 et dans une société musulmane – plutôt que de s’attacher à la polémique politique sur les circonstances du drame de 1996. On retient l’humanité et la fraternité de ce film, avec de très beaux moments, notamment quand le père Luc, interprété par Michael Lonsdale, parle de sentiment amoureux à la jeune fille, Rabbia.
De son côté, Rachid Bouchareb exprime le point du vue algérien en évoquant les pages les plus méconnues de la guerre d’Algérie. Il a la volonté de montrer cette guerre selon des canons cinématographiques. Dans le style et la narration, il fait référence au film de Sergio Leone, « Il était une fois en Amérique » en optant pour une écriture polar. Je pense notamment à Djamel Debbouze dans son rôle de truand proxénète. On se trompe si on pense que c’est un film de guerre. Bouchareb n’a pas fait de pamphlet à la gloire de la libération algérienne. Il a choisi des aspects sombres, notamment quand les militants du Mouvement national algérien sont étranglés.
Rachid Bouchareb est né en France en 1953 de parents Algériens, tandis que Xavier Beauvois n’a pas de passif avec la guerre d’Algérie. Cela peut-il expliquer l’engagement du premier et le recul du second ?
M.M. La guerre d’Algérie a marqué la jeunesse de Rachid Bouchareb – d’où son choix de parler du Front de libération nationale [FLN]. C’est une forme d’engagement. Après son film « Indigènes » sorti en 2006, il avait prévu de donner une suite historique en parlant de la période 1945-1962 et de la guerre du FLN.
De son côté, Beauvois, n’avait pas l’intention de se pencher sur cette deuxième guerre d’Algérie. Il a voulu rendre hommage à ces moines accrochés à leur foi dans un contexte de guerre civile. Je pense d’ailleurs qu’il a eu raison de ne pas rentrer dans la polémique quand on connaît la complexité des événements. Il se serait fourvoyé. Ni en France, ni en Algérie, on ne sait vraiment ce qui s’est passé. Deux théories prévalent : la bavure de l’armée algérienne qui a bombardé le maquis dans lequel se trouvaient les moines ; et la thèse anti-chrétienne du Groupe islamique armé [GIA] qui les aurait liquidés et égorgés. Une enquête a d’ailleurs été relancée côté français. Est-ce qu’un jour on saura vraiment ce qui s’est passé ? J’en doute, car il y a beaucoup de degrés de manipulation. Il va être difficile de déceler le vrai du faux.
Le film « Hors la loi », accusé par ses détracteurs d’être « anti-français », n’a pas été bien accueilli par la critique à Cannes, contrairement au film de Xavier Beauvois qui a reçu le Prix du Jury. La guerre d’Algérie est-elle encore un sujet tabou dans le cinéma français ?
S’il est vrai que « Hors la loi » n’a pas fait consensus, je trouve que le film de Beauvois a bien mérité son prix pour l’humanité qu’il dégage.
Concernant la guerre d’Algérie, je trouve qu’elle est de moins en moins taboue ; je pense notamment à des films comme « L’Ennemi intime », de Florian Siri (sorti en 2007) ou encore « La Trahison » de Philippe Faucon [2003]. Mais ils n’ont pas généré de grandes audiences. La référence demeure, selon moi, « Avoir 20 ans dans les Aurès », de René Vautier, ou encore « R.A.S », de Claude Boisset.
En revanche, j’ai le sentiment que l’on s’y intéresse de moins en moins, car, pour la jeune génération, il s’agit de l’histoire ancienne. Ce sont souvent les pieds-noirs – pour qui la cicatrice n’est pas refermée – qui en parlent. Ce sont eux par exemple qui ont manifesté à Cannes contre le film « Hors-la-loi » et sa version du massacre de Sétif.
Ces films contribuent-ils au travail de mémoire ?
M.M. Il existe en fait deux guerres de mémoires : une version française, l’autre algérienne. Les histoires et les vécus ne sont forcément pas les mêmes. Dans chaque camp, il faudrait tenter de rétablir la vérité historique. C’est d’ailleurs ce que fait Bouchareb dans « Hors-la-loi ». Dans les premiers plans du film, on peut voir les caïds et l’administration coloniale qui dépossèdent les paysans de leurs terres. On a là les raisons profondes qui expliquent la Guerre d’Algérie. C’est aussi l’histoire de ces trois frères et de cette mère qui ont été contraints de partir vers Sétif pour survivre. Puis en France, ils se sont retrouvés dans un bidonville de Nanterre.
Je voudrais d’ailleurs dire qu’on est en train de vivre la même chose actuellement au Proche-Orient avec la colonisation israélienne [dans les territoires palestiniens]. Dans de tels cas de figure, l’affrontement et la guerre deviennent inévitables.
france24.com