Les interprétations en France des révoltes populaires dans le monde arabe sont des indicateurs de nos perceptions de ce même monde. Lorsque l’Europe s’appesantit sur son pessimisme et se lamente sur sa crise, des peuples soumis au joug des tyrans relèvent la tête et se battent pour la liberté.
De quoi donner du courage et bousculer notre apathie pour nous engager dans le combat pour une société plus juste et moins « aristocratique ».
Un inattendu choc des civilisations.
Certes, nous avons ce confort qui nous assoupit et le spectre du chômage qui nous aliène. La France de la Révolution française observe la révolution dans les pays arabes peut-être avec envie, tandis que ses élites politiques et certains de ses intellectuels craignent ce bouleversement et le commentent selon des grilles de lecture d’un autre temps, héritées du colonialisme.
Ils se demandent comment d’anciens colonisés sont capables de se révolter, eux, ces « attardés de la civilisation », ces « islamistes-terroristes » obnubilés par leur religion « rétrograde ». Ces femmes qu’en Occident nous voulions libérer en leur enlevant le voile sont là-bas sur les places publiques – avec ou sans voile – en train de mener la rébellion à côté des hommes et sur un pied d’égalité.
De surcroît, ces « laissés-pour-compte » de la modernité ont fait leur révolution en passant par les moyens les plus sophistiqués de la technologie, pendant que nous, nous les utilisons le plus souvent pour dire que nous sommes en promenade ou que nous fêtons un anniversaire…
C’est là que se situe le « choc des civilisations », en fait dans notre manière d’être à la traîne des grands enthousiasmes, des grandes causes susceptibles de changer notre société. Prisonniers de notre conservatisme, voilà que nous sommes confrontés à l’explosion positive, celle qui s’est donnée comme but de renvoyer les tyrans et les exploiteurs comme des malpropres, ce qu’ils sont.
L’islam comme grille de lecture
Nous avons lu les événements à travers la loupe grossissante de l’islamisme, ennemi de la modernité et de l’Occident. Des tendances qui certes existent à l’intérieur de l’islam et qui ne sont pas étrangères au monde arabe, multiforme pourtant et non réductible au schéma que nous imposons par ailleurs aussi bien à l’islam en Occident qu’à l’islam en monde arabe.
L’Iran est devenu l’objet de nos focalisations que nous exportons sur tout ce qui bouge en Méditerranée musulmane.
En fait, nous avons traité ces pays en ébullition avec l’arrogance héritée du colonialisme. Nous avons même oublié que ces mêmes peuples s’étaient déjà révoltés contre la colonisation elle-même et avaient acquis l’indépendance au prix de grandes luttes, et que ce n’est pas la première fois qu’ils prennent leur destin en main comme de vrais adultes et pas comme des enfants.
Il est vrai que la diplomatie préfère la stabilité à l’inconnu. Et pourtant, c’est dans cet inconnu que réside l’avenir de ces sociétés aspirant à tous ces droits universels qui ne sont pas seulement l’apanage des Lumières, mais le bien commun de l’humanité.
L’épouvantail des islamistes ne suffit plus à les faire reculer. Et si les mouvements d’obédience islamique se positionnent sur l’échiquier politique et arrivent au pouvoir par un processus démocratique, l’Occident ne va tout de même pas intervenir pour l’arrêter.
La Turquie est dirigée par une sorte de « démocratie musulmane » et le pays n’en connaît pas moins une croissance économique qui fait pâlir l’Europe, sans perdre de son dynamisme, de sa créativité et de son inventivité.
Est-ce qu’on viendrait dire que l’émergence d’une « démocratie chrétienne » en Europe serait elle aussi un assaut contre les libertés, pendant que les extrêmes droites racistes, islamophobes et populistes guettent le pouvoir ? Bien sûr que non. Mais comment convaincre ?
Islam, Israël et révoltes en terres arabes
Le Point du 3 février et L’Express du 9 donnaient leur réponse par leur première de couverture. D’un côté, une femme voilée musulmane avec ce titre : « Le spectre islamiste ».
De l’autre, une jeune soldate israélienne en train d’ajuster son casque militaire, avec ce titre : « Israël face au réveil arabe ».
C’est clair : ici, l’islam rétrograde, là, Israël, moderne et allié de l’Occident. Cette comparaison n’est pas fortuite, elle hante également l’esprit de nombre d’intellectuels à l’idéologie acrobatique.
Selon eux et certains « experts » (dont la plupart connaissent fort peu la région), les révoltes en monde arabe ne pourront que se terminer dans l’islamisme, qui mettrait en danger Israël. Iran, Hamas, Hezbollah, Tunisie, Egypte même combat. Si les Pays-Bas ne sont pas la France, pourquoi l’Egypte serait-elle l’Iran et la Tunisie le Liban ?
Mais pour les prochaines élections, à défaut de vrais projets politiques, certains partis utiliseront comme repoussoir l’écharpe verte de l’islam. Pourquoi perdre du temps et soutenir ce qui se passe dans cette Méditerranée qui nous est si proche et, qui plus est, en se démocratisant davantage, se rapprochera plus encore des pays occidentaux qui sont alentour pour reconstruire une véritable mare nostrum, ensemble de partenaires démocratiques et moins corrompus ?
La seconde peur est que les « islamistes » au pouvoir mettent en danger Israël. Pense-t-on vraiment que du jour au lendemain, ces pays cesseront leurs relations, en l’occurrence l’Egypte, avec Israël ? Qu’Israël est seul, frêle et sans défense dans la région ? Que l’équilibre géopolitique serait du jour au lendemain bouleversé par un démocrate remplaçant un tyran ? Et que ce seront, quoi qu’il arrive (fatalité inévitable…), les islamistes, comme en Iran, qui prendront le pouvoir ?
Une fois de plus, nous voilà pris au piège de ce nœud où s’imbriquent islamisme, conflit israélo-palestinien, héritage colonial, rejet de l’islam et arrogance occidentale.
Visites payées chez le « prince » arabe
Même ces visites aux frais de ces princes corrompus qu’ont effectuées notre Premier ministre et notre ministre des Affaires étrangères rappellent d’autres temps où on allait se servir « là-bas », quitte à soutenir au moins « moralement », contre les services rendus, des despotes locaux ou régionaux peu recommandables.
L’ambassadeur de France en Tunisie lui-même s’est révélé incapable de regarder objectivement la rébellion qui se développait sous ses fenêtres, aveuglé par sa propre vision des choses : celle de la stabilité (souhaitée) du régime de Ben Ali. Cette stabilité (dont on a découvert la fragilité du jour au lendemain), ces dirigeants avec qui on sait parler sont décidément bien plus importants pour nos élites politiques que la liberté des peuples arabes, dont on n’a que faire.
A quand une révolution des mentalités chez nous pour mieux prévoir et mieux se porter en avant ? Oui, nous avons besoin d’un vrai choc pour nous secouer en profondeur et réveiller nos sociétés ensommeillées.
Photo et illustrations : Rached Ghannouchi, membre de l’opposition tunisienne, brandit des drapeaux égyptien et tunisien devant l’ambassade égyptienne à Tunis, le 4 février (Louafi Larbi/Reuters) ; les unes du Point (édition du 3 février) et de L’Express (édition du 9 février).
RUE89