Dire que la culture est un tout, c’est affirmer des évidences. Tout le monde en convient mais pour la promouvoir ou la sauver, il n’y a plus grand monde. Elle a disparu de notre langage pour devenir synonyme de perversité ou d’imitation servile des mécréants (les kouffars).
La musique, le théâtre, le cinéma, la danse, la mode, la sculpture, la peinture sont devenus les attributs du diable. C’est ce que nous disent les «salafistes» et ce que cherchent à nous imposer leurs affidés. Alors, on a laissé faire et on a fini par s’accommoder du vide et de la médiocrité en rejetant la faute sur nos tuteurs culturels, les ministres et les directeurs, celle et ceux qui ont été chargés de veiller à notre éducation. On connaît le résultat. On déplore, on regrette mais surtout on rage parce que nous vivons dans un désert culturel avec ses dégâts visibles et ses ravages à retardement. Il est temps de dénoncer le crime et mettre les incultes hors d’état de nuire. Peu importe de dénoncer les coupables. Le mal est fait. Il nous faut combler les lacunes, rattraper le retard et redéfinir la culture. «Sois conciliant, ordonne le bien et écarte-toi des ignorants» Coran 7/199. L’ignorance ? On connaît ; mais c’est quoi la culture, au fait ?
Eh bien la culture, c’est la connaissance, l’érudition. C’est la lecture, la musique, la peinture, les langues étrangères, la sculpture, l’archéologie, la danse, le dessin, les beaux livres, l’encyclopédie, la cuisine, les parfums, le folklore, les traditions, les vêtements, la broderie, la poésie, le chant, l’écriture, la calligraphie. Chez nous, c’est tout ce que nous avons aperçu, que nous avons vu passer et dont on ne se souvient plus. Ce sont toutes ces choses que nous n’avons pas ou que nous n’avons plus, et qui pourtant font du bien, calment, réchauffent, donnent envie d’avoir envie ; qui nous font rire et qui nous font pleurer, qui nous rendent intelligents, qui nous font chavirer, qui nous font taire ou crier. La culture, c’est savoir d’où on vient et où on pourrait aller. C’est fouiller dans la mémoire, secouer le présent et explorer le futur.
La culture, c’est l’amour du beau et on ne peut mériter d’aimer Dieu, si on n’aime pas le beau car «Dieu est beauté et Il aime ce qui est beau» : Hadith. C’est apprendre, toujours apprendre, pour mieux comprendre et pour mieux mériter de se rapprocher de Dieu. «Seuls les savants craignent vraiment Dieu» : Coran 35/28 . Ceux qui n’aiment pas le beau ne peuvent pas aimer Dieu. Boko Haram et Daech n’aiment pas les fresques de Mésopotamie, ni les Corans calligraphiés de Tombouctou. Ils ne peuvent pas aimer Dieu puisqu’ils tranchent la gorge de Ses créatures.
La culture, avoir des yeux et des rêves d’enfants. C’est chercher à mériter, pour le plaisir de savoir et la joie de découvrir. C’est se laisser porter par les arpèges d’un luth, ou pleurer avec la complainte du ney. C’est s’épuiser à la lecture et s’endormir en laissant choir son livre.
C’est ne pas oublier Timgad et ne pas casser les jarres de Tipaza à coup de cailloux. C’est protéger les troènes du Jardin des Plantes, enseigner le luth et la dinanderie, jouer de la flûte de berger, relier les parchemins et les manuscrits, ciseler le cuivre et l’argent, ne pas applaudir au spectacle à contretemps, ne pas lapider les chiens ni fouetter les chats. C’est fiche la paix aux colombes, laisser les hirondelles faire les folles, ne pas mélanger l’arabe et le français, parler anglais et berbère, chanter juste, des paroles qui ont du sens, sauver nos musiques, notre répertoire, nos danses, nos broderies, nos tissages, le jasmin et les roses. C’est lire Kateb Yacine et Khalil Jabran, Malek Haddad et Mahmoud Darwich, Germaine Tillon et Kamel Daoud. C’est lire Ahlam Mosteghanemi en arabe, Assia Jebbar en français et le reste du monde dans la langue des humanités plurielles. C’est lire les auteurs étrangers, découvrir des sensations nouvelles, écouter les musiques du monde, ouvrir grand nos oreilles et nos fenêtres, accrocher nos yeux à la peinture, la sculpture, l’architecture, la décoration, la mode.
C’est ne pas acheter des livres au mètre comme on achète des patates au kilo. C’est ne pas confondre Salon du livre et décoration de salon. C’est lire les livres et les faire découvrir. C’est savoir s’habiller, ramener l’harmonie dans les couleurs et éviter le ridicule pour rester en vie et ne pas mourir idiot. C’est respecter la mer, la montagne et les vignes. C’est avoir pitié des orangers et des vieux oliviers. C’est tracer des lignes droites et courber les courbes.
La culture c’est aussi les autres. C’est la farandole des talents, le choc des intelligences et l’hymne à la beauté. C’est étancher la soif d’apprendre, simplifier le bonheur et rêver qu’on fait lever le soleil tous les matins gris. C’est refuser la compagnie des sots, plaindre les médiocres et isoler les imbéciles. C’est donner l’alarme quand le prince est cacochyme, que les vizirs sont pitoyables et les chambellans ridicules. C’est dire aux gueux prétentieux ou inconscients que le monde entier les regarde et qu’il n’y a pas pire gueux que celui qui s’ignore.
La culture, c’est aussi débusquer les incultes, confondre les béotiens et dénoncer les imposteurs par la seule force du rire, après leur mise à nu.
C’est refuser l’uniformité, trier les saltimbanques, rassembler les poètes, dessiner en masse, peindre en classe, tenir bibliothèque ouverte, fatiguer les rotatives, distribuer les livres dans les écoles, visiter les cercles des érudits, organiser des cours de rattrapage pour ministres défaillants, des dictées dans les bureaux, et diffuser de la musique qui adoucit les mœurs et respecte les tympans.
C’est aussi réapprendre à s’habiller, réhabiliter les barbiers, renvoyer le niqab à Jeddah, réinventer les haïks, miter les qamis et ressortir les burnous. C’est Rabah Driassa au lieu d’Enrico Macias, Ahmed wahbi plutôt qu’un vieux cheb, Fellag au lieu de Saïdani. C’est des mosquées où on parle d’amour et d’amitié, où les imams sourient, où on célèbre la vie et où on aime Dieu, Son prophète ( Asws ) et Ses créatures. C’est des fenêtres plus grandes que les murs, des oreilles comme des montagnes, des yeux comme des lunes et une soif de savoir qu’aucun océan ne pourra étancher.
*(Jabran Khalil Jabran)