Kamel Daoud a décidé d’abandonner le journalisme pour un moment. Je présume que c’est par mesure prophylactique qu’il a décidé de mettre la profession en quarantaine ; une espèce de réponse du berger à la bergère, puisque des intellectuels ont signé une tribune collective le déclarant infréquentable, après sa saillie « post-Cologniale ». On peut conjecturer encore longtemps sur le faux-pas – car c’est bien un faux-pas – commis dans son analyse des événements au soir de la Saint-Sylvestre et surtout sur les conclusions hâtives auxquelles il était parvenu, sans attendre les résultats de l’enquête. Cette précipitation a fragilisé son analyse des fameux débordements, perçue depuis lors comme une prétention un peu audacieuse à s’ériger tout à la fois en sociologue, en anthropologue et surtout en psychanalyste.
Ses contempteurs l’accusent de « recycler les clichés orientalistes les plus éculés » et « d’alimenter les fantasmes islamophobes d’une partie croissante du public européen, sous le prétexte de refuser tout angélisme ». Ces reproches qu’on pourrait juger excessifs, reposent cependant sur des arguments qui sont recevables. Et ces accusations ne sont pas injustifiées, compte tenu du climat d’hostilité quasi générale dans lequel se débat la communauté musulmane.
Quand le monde entier épie les moindres faits et gestes des musulmans et de ces hordes d’assassins qui se réclament de l’islam, on est légitimement en droit d’attendre un peu plus de circonspection et à tout le moins, plus de nuances dans l’expression de la part de ceux qui sont sensés séparer le bon grain de l’ivraie, par la pertinence de leurs analyses et au nom de leur liberté dans l’expression, chèrement acquise et supposée les mettre à l’abri de l’influence de quelque chapelle que ce soit.
L’expression publique des quelques rares porte-paroles de la communauté arabo-musulmane qui ont réussi à passer entre les gouttes et à fouler grâce au hasard de l’actualité et aux succès de librairie les plateaux de télévision, mobilise encore plus l’attention de tous ceux qui ont à cœur de mettre un peu plus d’équilibre dans le traitement de la question de l’islam. Et ce n’est pas sans inquiétude qu’on appréhende ces incursions dans le paysage public, car on s’attend toujours à toutes sortes de manœuvres qui vont de la séduction à la diabolisation, selon le comportement des nouveaux promus à l’exposition publique, élevés contre leur gré au rang de porte-parole de la communauté arabo-islamique. Ceux qui prônent l’islam des lumières sont poliment écartés, ceux qui le défendent sont disqualifiés, et ceux qui se réclament d’une approche objective de la religion sont suspectés d’adopter un double langage. Et tous seront in fine, plus ou moins ostracisés tant qu’ils n’auront pas accepté d’aller à Canossa.
Il existe hélas, pourquoi s’en cacher, parmi nos intellectuels les plus brillants quelques célébrités qui ont fini par céder au confort du succès, à la réussite financière et au tutoiement du gotha parisien et de certains milieux particulièrement influents et puissants, passés maîtres dans la manipulation des hommes et des idées. Tel auteur algérien est considéré aujourd’hui comme un véritable otage des milieux sionistes, qui l’exhibent tel un chien savant pour lui faire dire les pires abominations sur les arabes et les musulmans, au nom de la « liberté d’expression » et du « courage politique ».
C’est contre cette tentation de tous les dangers, que j’avais soutenu le combat que Kamel Daoud a eu le courage de mener face aux nouveaux inquisiteurs d’Alger, en le mettant en garde contre le risque réel de faire l’objet de manipulations de toutes sortes, et de servir un peu d’idiot utile, malgré la fulgurance de son intelligence et sa méfiance avouée de toutes sortes de séductions susceptibles de le détourner de son combat pour la liberté individuelle, pour les droits de l’homme et pour le progrès.
Or on constate aujourd’hui, après son analyse un peu spécieuse des événements de Cologne et sa promptitude à tremper sa plume dans le vitriol pour tirer sur tous ceux qui ne pensent pas comme lui, qu’il a fini par se laisser aller à l’excès et à déraper forcément. Venant de Kamel Daoud, une maladresse devient une faute, et un faux-pas un cataclysme ; preuve s’il en fallait, qu’on ne prête qu’aux riches, mais preuve aussi qu’il en va de l’anathème comme de la fatwa ; les deux étant le cache-misère du refus du débat : l’anathème des pétitionnaire et la fatwa d’un « imam » d’Alger.
Kamel Daoud a commis une faute. Il l’admet à demi-mot. Pas par fausse modestie mais par honnêteté. Et c’est pour cette rare qualité intellectuelle, qui transpire de ses écrits et qui lui donne le courage de tenir debout face à toutes les tempêtes traversées, que nous devons lui témoigner notre solidarité sans faille, jusqu’à preuve de la première trahison. C’est parce qu’il est courageux qu’il n’a jamais modulé ses critiques aussi bien à l’égard de ceux qui font commerce d’islam que ceux qui trahissent impunément leurs peuples au nom précisément de la religion. Savait-il qu’à toujours dire sa vérité quel que fut l’auditoire, il prenait le risque de donner à ses propres adversaires et aux pires ennemis de l’islam, des verges pour se faire battre ? Probablement oui ; preuve la aussi, qu’à toujours être courageux il arrive qu’on devienne parfois téméraire.
Et alors, diront certains ? Sont-ce là des raisons pour courir le risque de se faire embrigader par Bernard-Henry Lévy, Caroline Fourest, Eric Zemmour, Elizabeth Lévy et consorts, toujours à l’affût du moindre prétexte pour cogner sur l’islam et les musulmans, ou pour donner l’occasion à Alain Finkielkrault de s’abriter des derrières des citations d’auteurs algériens pour vomir sur les jeunes de banlieues? Non bien sûr. Mais les voies de l’artiste sont impénétrables, et si on aime nos génies on doit les aimer avec leurs défauts aussi. Un dicton chaoui suggère que « qui m’aime, doit m’aimer avec ma morve ». Si on aime Kamel Daoud, on doit l’aimer avec ses étourderies et ses insuffisances aussi.
Il est vrai que les pétitionnaires viennent d’horizons différents et qu’ils ne peuvent être accusés d’une quelconque hostilité à l’égard de Kamel Daoud ni à ce qu’il représente. Cela rend leur démarche tout à fait recevable dans le fond mais discutable dans la forme et, ce qui aurait pu être l’occasion d’un débat serein et fructueux, a laissé malheureusement place à des portes qui claquent et à des fins de non discuter.
Kamel Daoud préfère creuser que déclamer. Alors il a décidé de se retirer sur son Aventin. C’est son choix et son droit. Peut-être y trouvera-t-il moins de tumulte et plus de sérénité pour continuer à imaginer pour nous de prochaines retrouvailles comme on les aime ; celles où l’intelligence des sens, la musique des mots, la prouesse de l’écriture, le fracas des certitudes, et la mise à nu des petits potentats dont ils excelle à moquer les travers et les tares, nous rendent tous les jours plus intelligents. Je continue quant à moi à guetter les oracles et à espérer le retour rapide de celui qui nous aidera à faire lever le soleil.
Aziz Benyahia