Nos lecteurs ont été très nombreux à exprimer leur vif intérêt à la suite de la chronique relative au cheikh saoudien Ibrahim El Blihi. Tous se réjouissaient d’apprendre qu’il existe, Dieu merci, dans le monde arabo-musulman, des hommes libres qui ont le courage d’exprimer leurs opinions en fidélité avec leur foi et les valeurs morales de l’islam, sans lancer d’anathème et sans violence.
Une joie mêlée d’étonnement et même de perplexité. Parfois même d’incrédulité, tant l’information leur paraissait irréaliste. Pour une raison simple: le rôle déterminant de l’environnement dans lequel nous évoluons et en l’occurrence, l’absence de débat d’idées et d’échanges serins, rend suspect tout discours qui échappe à la «norme» et qui bouscule la léthargie dans laquelle est plongée notre réflexion philosophique et religieuse. Nous sommes en quelque sorte conditionnés et contraints à la pensée unique ou à l’absence de pensée tout court. Ce gel de la réflexion et ce bannissement de l’esprit critique sont voulus parce qu’ils garantissent à ceux qui nous gouvernent la préservation d’un véritable no man’s land qui protège leur pré carré et dissuade toute velléité de participation à la vie de la cité.
Ainsi, hormis quelques contributions initiées par la presse écrite ou le web, ou l’animation courageuse dans de rares amphithéâtres, nous sommes bien obligés d’admettre que la production intellectuelle proposée chez nous est maigre. Non pas que nos intellectuels en soient incapables, mais parce que tout est organisé pour les en dissuader ; le savoir et l’ignorance ne faisant jamais bon ménage. Cette production intellectuelle existe certainement au plan individuel mais alors quelle importance faut-il lui accorder si elle est souterraine et si elle n’est pas invitée au débat d’idées ? Cela concerne tous les domaines de la connaissance et de façon dramatique, celui du débat philosophique au sujet de l’Islam qui mobilise depuis un certain temps déjà la réflexion mondiale et auquel on convie rarement les plus qualifiés parmi les chercheurs du monde arabo-musulman, pour l’unique raison qu’ils sont inconnus dans leurs propres pays.
Cet ostracisme voulu par nos dirigeants nous met dans une situation paradoxale où ce sont les autres, les non-musulmans, qui parlent au nom des musulmans. N’allons surtout pas encore une fois reprocher à l’Occident d’être à la manoeuvre si les pays musulmans sont incapables d’avoir des relations transversales saines et productives en attendant de dialoguer sereinement avec l’Occident. Les intellectuels musulmans qui continuent à irriguer leur réflexion et à chercher à dépoussiérer des siècles de profonde léthargie, se battent avec une énergie admirable pour sauver ce qui peut l’être encore de notre espoir d’aggiornamento de la civilisation islamique. Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le pense et bien souvent d’une érudition, d’une culture et d’une clairvoyance qui forcent l’admiration. Nos jeunes ne les connaissent pas parce que les plus brillants parmi nos chercheurs et les plus avant-gardistes trouvent à l’Etranger, une meilleure écoute et les meilleures conditions pour avancer dans leur réflexion et participer au débat public. Ceux-là sont hélas peu nombreux faute d’être adossés à des structures nationales telles que les services culturels des ambassades, les échanges inter-universitaires ou encouragés matériellement dans une démarche volontariste de leurs gouvernements. D’où encore une fois le désert culturel de notre pays et les appels pathétiques de nos jeunes pour une ouverture vers l’extérieur afin de sortir de l’inceste culturel dans lequel on les maintient de force depuis longtemps.
Ainsi, rares sont parmi nos étudiants, ceux qui connaissent Adnan Ibrahim, ce brillant intellectuel autrichien d’origine palestinienne, imam à Vienne, et dont les interventions réputées pour leur modération et les références historiques scientifiquement incontestées, en font aujourd’hui un penseur incontournable et un interlocuteur indispensable pour mieux comprendre l’islam et sa nécessaire évolution.
Sommes-nous sûrs que nos étudiants ont lu Malek Bennabi, l’imam Benbadis, ou Tahar Ben Achour ? Comment pourraient-ils les avoir lus quand leurs œuvres, pourtant loin d’être subversives, sont absentes de nos rares librairies et qu’ils ne sont pas enseignés dans les lycées et les universités ? Les meilleurs débats autour de l’œuvre de l’Emir Abdelkader ou des approches nouvelles des islamologues de la trempe de Mohamed Arkoun, je les ai trouvés en Europe, au Maroc et en Tunisie mais jamais chez nous ; dans leur propre pays.
En réalité nous assistons à une espèce d’alliance objective entre les gouvernements réactionnaires et les forces conservatrices dans les pays musulmans. Dans les deux camps, personne n’a intérêt à voir émerger des générations nouvelles décidées à rompre définitivement avec les fondamentalistes et les forces rétrogrades qui ont fait main basse sur l’islam. Alors dans les deux camps on a toujours recours aux vieilles méthodes éculées qui consistent à neutraliser toute velléité réformatrice en ayant recours aux moyens mis à disposition par la rente pétrolière. Par la corruption des hommes on corrompt les âmes et les idées.
Aujourd’hui, c’est en Occident que se sont réfugiées les élites du monde arabo-musulman et c’est dans ces mêmes pays occidentaux que nos penseurs et nos chercheurs bénéficient des avantages du système démocratique qui leur permet d’exprimer librement leurs idées et de participer au dialogue des cultures et des civilisations.
Que faire en attendant ces changements qui ne viennent pas et devant ce retard qui nous est imposé et qui paralyse nos élites ? Il faut toujours rester positif et ne jamais baisser les bras.
La situation dans nos pays n’est pas désespérée et là où il y a la volonté il y a un chemin. Les moyens modernes de communication existent. Ils ont aboli les frontières et Internet s’avère être un redoutable moyen d’émancipation et d’accès au savoir à la condition d’être maîtrisé. Nos jeunes peuvent à loisir y trouver les noms de nos chercheurs et prendre connaissance de leurs travaux. On ne les y encouragera jamais assez. L’avenir leur appartient et c’est à eux à prendre leur destin en main comme l’ont fait Adnan Ibrahim et tant d’autres.
Aziz Benyahia