Deux jours durant (les 19 et 20/08/2017), le quotidien El Watan s’est fait l’écho ou le relais de la rédaction du Monde diplomatique afin de prévenir de l’anormale absence de ce mensuel au sein des kiosques de la capitale algéroise. En titrant successivement « L’édition du mois d’Août 2017 non distribuée en Algérie », puis « Le dernier numéro censuré », le journal algérien évoquait un veto officiel cherchant à saborder la prospection de sept jours menée en avril par le journaliste Pierre Daum.
Du côté des invétérés locaux, inutile de demander à un familier de la rive
septentrionale de se fournir auprès de libraires parisiens, voire provinciaux. La double page
« Vingt ans après les massacres de la guerre civile : Mémoire interdite en Algérie » ne mérite
pas le détour tant elle compacte les articles de fonds, notamment ceux de Jeune Afrique,
concoctés autour du sujet. L’envoyé spécial français répliquera finalement des confidences ou bilans déjà formulés ailleurs, ne livrera aucun scoops aux lecteurs, pas même une analyse singulière sur leur communauté actuelle ou celle donc mouvementée des années 90, dite « Décennie noire ».
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Ces autochtones ont la fâcheuse tendance à estimer que ce qui vient ou est rapporté
d’outre-Méditerranée demeure plus fiable ou concret que les éditoriaux endogènes, alors
qu’avec les moyens du bord des chroniqueurs surent restituer à chaud les chaos d’une époque que des autorités paranoïaques recouvrent d’une omerta, refusant ainsi d’en déterminer les tenants et aboutissants. Elles mobilisent plutôt des choufs (guetteurs-mouchards) scrutant les déambulations d’un spécialiste du passé colonial français venu s’enquérir de l’état des lieux, tour d’horizon à la fin duquel la psychanalyste Karima Lazali constatera justement que «nous n’arrivons pas à nous interroger collectivement pour savoir comment nous en sommes arrivés là (…). Qu’est-ce qui, à l’intérieur de notre société, a engendré une telle violence ?». Aussi, palliant aux caches-mémoires, le pisteur-espionné traitera d’emblée des tueries de masse, notamment celle de Bentalha, petite bourgade agricole de la périphérie d’Alger où dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997 quatre cents de ses villageois subirent la folie meurtrière des psychopathes du Groupe islamique armé (GİA), cela sans que n’interviennent les militaires de la caserne logée à proximité. Le lendemain, le photographe Hocine Zaourar captait devant l’hôpital de Zmirli le portrait torturé d’une femme pleurant la perte supposée de huit enfants exterminés dans l’exaction diurne. Dévoilé deux jours plus tard à la « Une » de 750 couvertures, l’effigie surgissait du corps à corps sans images et du gouffre du non-représentable, offrait à l’innommable une incarnation funeste aux contours facilement saisissables chez des Occidentaux percevant sur le visage décontenancé de l’être-là non pas les traits plébéiens de la musulmane rurale mais ceux christiques d’une Mater Dolorosa. La Vierge Marie, Vierge à l’Enfant ou Vierge de pitié blottissant le corps du Christ descendu de la Croix avant sa mise sous terre (épisode de la Résurrection suivi de son Ascension) deviendra, en peinture et sculpture religieuses chrétiennes, un thème de prédilection suite à l’abolition, par le second concile de Nicée (en 787), de la querelle des images. Rome abrogeait l’iconoclasme effectif au sein de l’Église byzantine (doctrine débutée dès 726 sous l’Empereur Léon III et lors du concile de Hiéreia), autorisait la figuration d’un Messie apparaissant dans plusieurs scènes (notamment de la Déploration).
Avec le culte ou vénération des icônes, il se laissait voir grâce à des artistes habilités à remplir le ciel de l’ici-bas de figures allégoriques, fictions à appréhender comme codex de la réalité. Ouvreuses du champ et chant de la parousie, éveilleuses du rappel de Jésus et de la réminiscence des saints, les reliques appartenaient au sacrée, au peuplement et ordonnancement de l’univers divin, ce qui impliquait une autre conception de la théologie et de la tradition puisque le croyant n’avait pas à lire les textes, à s’en remettre donc à une herméneutique : il lui suffisait de regarder les images porteuses de l’ultime érudition. La personnification consistante de la transmutation et métamorphose du Christ permettra de préfigurer l’art de la fin du Haut Moyen-Âge puis du début de la Renaissance, de planter, non loin des autels ecclésiastiques, une piéta abattue et terrassée par un déchirement incommensurable. Point focal de la pénitence spirituelle ou intermédiaire vertical entre le dévot et le phantasme de l’Un (Messie), la vestale et blanche Marie se tordra de détresse la bouche largement ouverte pour répondre aux conventions d’une certaine configuration chrétienne, s’ériger en tant que modèle stéréotypé et référentiel de la souffrance intérieure.
Elle-même épaulée par une compatissante amie (faisant office de Marie-Madeleine), la
« Madone de Bentalha » ne relève par conséquent pas d’un dispositif iconique proprement
islamique, mais d’une dynamique temporelle inhérente à l’histoire européenne de l’art. C’est précisément ce que démontrera avec justesse Juliette Hanrot dans le livre La Madone de Bentalha. Histoire d’une photographie, (Armand Colin, coll « Le fait guerrier ») où elle
disséquera en 2012 les divers niveaux de signification (médiatique, médiologique, historique, artistique, culturel, sémiologique ou anthropologique) d’une image évoquant tellement l’iconographie chrétienne de la douleur que Jacques Sémelin, son directeur au Centre d’études et de recherches internationales (CÉRI), était, au moment du souvenir abstrait de l’objet à examiner, persuadé que celui-ci exhibait une algérienne tenant dans les bras un gosse décédé.
Tiré de l’entretien que l’agrégée d’histoire et diplômée de Sciences Po consacrera à
Dominique Clévenot, ce témoignage souligne la résonance archétypale activant au cœur des monstrations latino-méditerranéennes de l’affliction, confirme que la « forme anthropologique de longue durée » (pour reprendre la formule du philosophe Georges Didi-Huberman) a conditionné la lecture événementielle d’une tragédie humaine. C’est bien un œil externe, capable de réceptionner La « Madone de Bentalha » et de la
diffuser rapidement à grande échelle, qui influençait la compréhension d’une séquence ne
renvoyant pas au pays producteur mais à l’arrière-plan focal d’une société substitutive. Celleci la scénarisait et commentait via sa mémoire-magnétoscope, matière rétroactive
immédiatement agréée par le récepteur étranger se trouvant au bout de la chaîne de sens. Au déplacement du cortège symbolique se greffera un récit factuel, parfois volontairement déformé, afin d’intensifier le drame, d’alimenter autant la légende ou mythe que la
commisération envers une rosière virginale.
Attribué à une musulmane le vocable « Madone » dérangera nombre d’observateurs
désapprouvant le discernement biaisé ou transposition ethnocentriste du sensible. Parmi eux, l’historien Benjamin Stora s’emploiera à noter dans La Guerre invisible. Algérie, années 90 (éd. Presses de Sciences Po, 2001, p. 79) qu’à Bentalha « (…) où ne fut photographiée qu’une mère emplie de douleur, la mort et tout près d’être esthétisée, elle « pose », pour ainsi dire, quand les bourreaux restent hors champ ». Avec leur tapuscrit L’Algérie en guerre civile (éd. Calman-Lévy, 2002), Akram Belkaid-Ellyas et Jean-Pierre Peyroulou stipuleront en page 10 que «si puissante sur le plan médiatique soit-telle, la Madone de Benthala ne dit rien de l’Algérie (…). Ce cliché ne fait qu’opacifier encore plus la situation algérienne (…), sert (…) la désinformation sur l’Algérie (…)», ne dit rien de la «(…) réalité du massacre de Benthala selon toute vraisemblance orchestré par la junte militaire algérienne (…)», ajoutera ensuite de façon péremptoire Gilles Saussier. Aux yeux de l’enseignant arlésien, le seul mérite du « zoom » fut de « (…) ressasser la tradition occidentale et l’actualiser au prétexte de l’événement ».
Enjolivé par la lumière, le cadrage de la tête renversée, les nuances du double drapé, il
concentrerait l’attention sur le « Beau », privilégierait l’émotion, ôterait toute valeur politique,
ferait écran à l’entendement ainsi qu’à d’autres balises visuelles, occulterait le réel au profit
de l’équivoque, d’une approche tronquée ou consensuelle. De là, la non reconnaissance de la photographie de la part de sémiologues (affirmant qu’elle ne parlait pas aux Algériens) et des détenteurs nationaux de la domination symbolique qui la chasseront du répertoire de signes, la banniront pour avoir servi d’intox à des fondamentalistes leur imputant les exécutions tribales de citoyens. Non propagé en Algérie, l’objet du rejet y catalysera, malgré sa pudeur qui suggère l’horreur plus qu’elle ne la divulgue, les réactions négatives du régime en place. İl l’appréciera d’autant moins que s’amplifiait concomitamment la question qui tue qui ?, doute auquel le rocambolesque Bernard-Henri Lévy accordera une réponse conciliante avec les deux fois deux pages (in Le Monde des 08 et 09 janvier 1998) « Choses vues en Algérie » prescrites afin de lever les sous-entendus impliquant directement des caciques galonnés accusés aussi de non assistance à personnes en danger. Les incriminés pousseront Oûm Saad, uniquement endeuillée par la décimation de sa famille et non d’une inventée progéniture (rectifieront la presse et télévision gouvernementales) à porter plainte pour droit à l’image, diffamation et révélations nuisibles au président Liamine Zéroual, à inculper en juillet 1998 Hocine Zaourar, l’Agence France-Presse (AFP), son directeur Alain Chemla et responsable du bureau algérois Alain Bommel (le procès aboutira en 2003 à une relaxe).
Étouffer les rumeurs consistera d’abord, sous couvert du « canard » Horizons, à nier l’existence de la principale protagoniste puis à imputer à l’auteur de son cliché d’avoir, par le biais d’un vulgaire photomontage, produit un faux. Le discrédit et la polémique découlaient d’un procédé policier qui subsiste dans le contexte d’une post-concorde amnistiante signée en 2005.
Douze ans plus tard, elle calfeutre le rappel des intervalles sanglants. Les réflexes d’auto-défense empêcheront ainsi à toute une population de panser et penser ses plaies, aux nouvelles pleureuses de réclamer légitimement des compléments d’enquêtes sur la disparition de proches et donc Pierre Daum de mettre l’accent sur l’amnésie hagiographique ou l’abandon de centaines de traumatisés. İl tracera cependant l’itinéraire d’une investigation territoriale surveillée de près par des témoins à charge au service des gardiens souverains disposés à parapher une allégeance avec les mouvements islamistes radicaux, type de « perturbateurs-endoctriniens » farouchement opposés aux legs culturels ou habitus artistiques hérités de la modernité coloniale.
À l’intitulé scriptural du Monde diplomatique, il manque à fortiori un « S » à mémoire.
Le pluriel signalerait mieux les stigmates idéologiques ou symptômes, la table rase
historiographique privant en effet les Algériens d’une complète connaissance de la culture
pied-noire et berbère, ou encore des récurrentes « émanations du réel passé » que Le troisième sens de Roland Barthes repérait à partir des photogrammes du Cuirassé Potemkine. L’ex-professeur au Collège de France remarquait, à la faveur de la source lumineuse, une vieille femme en larmes procurant également la conscience d’une dérivation « (…) imposée à cette représentation classique de la douleur ».
C’est cette même persuasion parabolique que creusera le plasticien Pascal Couvert en convoquant dès 2004 trois documents qualifiés de médiums propagandistes ou flash-backs d’une scénographie de l’apitoiement. İl s’agit de la vidéo restituant le trépas du jeune Mohammed Al Dura à Netzarim (réalisation Talal Abou Rahmeh, commentaire Charles Enderlin, France 2, 2000), de la « Pietà » de Georges Mérillon (Gamma, Kosovo, 1990) et de la « Madone de Bentalha » (AFP, Algérie, 1997), laquelle guidera la version en cire polychrome (220x250x40cm) que le sculpteur confectionnera en 2001-2002 (aujourd’hui exposée au Musée d’art moderne Grand Duc Jean du Luxembourg). Son film éponyme de 50 minutes (quatre parties projetées dès 2004 au Mudam) et ouvrage Lamento tenteront d’ouvrir l’œuvre à l’altérité, dont elle est en partie constituée, de l’éloigner de la stéréotypie artificielle et séduisante précédemment énoncée ou décriée, de la sortir du
genre victimaire et de la martyrologie, de la discerner au carrefour des aléas d’un climat
ponctué d’actes terroristes.
De l’avis de l’artiste, le 11 septembre 2001 marque, depuis la destruction des bâtisses
jumelles du World Trade Center (New York) et une période taraudée par l’idée du « choc des
civilisations », l’apogée de la dépossession du « Soi » musulman par le « Soi » judéo-chrétien, une confiscation à la genèse de la crise d’identité du second. Nous contestons ce raisonnement tant la maîtrise emblématique demeure sous la constante circonspection de l’Occident, de ce « pour-voyeur » d’images en mesure de gouverner le schisme avec l’Orient, de réguler ou instrumentaliser à sa guise les niveaux symboliques et indiciaires, de contrôler la monosémie de l’information, d’injecter la saisie signifiante et holiste de telle ou telle argumentation. Prenant souvent la posture éthique, l’ « Axe du bien » escorte les jugements de goût et autres convictions du long terme, définit la sémantique à retenir, cristallise les enjeux d’une mobilisation des consciences que les intellectuels algériens se sont en quelque sorte fait voler.
Pour exemple, aucun parallèle ne reliera l’attentat du 15 janvier 2015, qui démembra
l’hebdomadaire Charlie-Hebdo, à l’assaut d’un commando de cinq hommes armés blessant ou abattant le 21 mars 1994 (au centre d’Alger) des employés de L’Hebdo Libéré. İci, pas
d’analogie, de grossissement planétaire, pas de Tour Eiffel illuminée aux couleurs du drapeau algérien en hommage à des collaborateurs touchés dans leur chair. Ce n’était il est vrai alors aucunement systématique ou de bon aloi.
Suite aux interventions irakiennes et libyennes des pompiers-pyromanes, le registre
commémoratif des recueillements bat son plein en Allemagne, Belgique, Angleterre, Espagne et France, contrée à l’origine d’une compilation extrême des images, du catalogage des dessins-condoléances et mots-miséricordes étalés sur les trottoirs du Bataclan ou ceux voisins de « Paname ». Les photo-reporters, ces autres chasseurs d’images, amplifient eux-mêmes une récupération iconographique symptomatique de la manipulation des modèles et du siphonnage du sens. Si l’İslam aniconique (ou certaines interprétations du Coran) proscrit, face au deuil, les lamentations et l’expression grossière de la peine ressentie, le manque d’affections, ou implications artistiques vis-à-vis du non-renoncement aux corps souillés de violences, ressort des injonctions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Le successeur d’Abdelaziz Bouteflika la cultivera probablement de manière à faire de la religion l’antalgique primordial (dira le docteur Khaled Aït Sidhoum au sein du tabloïde référencé), à réfuter les répercussions mentales et déperditions aperceptives d’individus menacés d’incarcération lorsque leurs « (…) déclarations, écrits ou tout autre acte » exploitent « les blessures de la tragédie nationale » dans le seul but de « (…) ternir l’image de l’Algérie ». Sécrétée et condensée à l’instar de l’anti-cosmopolitisme du Programme de Tripoli (mai-juin 1962), ou récemment de l’article 51 (devenu le 63) de la Constitution, l’intégrité identitaire de l’Algérien non contaminé par le brassage culturel a généré l’entropie et troubles compulsifs d’un système refusant l’anamnèse, comme du reste les introspections discursives, littérales, narratives ou dialogiques susceptibles de servir de thérapie à un peuple en phase de déréalisation.
Saadi-Leray Farid
Sociologue de l’art