Ancien ambassadeur de France à Alger (2008-2012), Xavier Driencourt est aujourd’hui inspecteur général des affaires étrangères au Quai d’Orsay, le ministère des Affaires étrangères français. De son propre aveu, il a conservé un lien étroit avec l’Algérie. Il revient, ici, sur la situation géopolitique dans notre région et aborde sans tabous les complexités des relations franco-algériennes. Xavier Driencourt se confie également à propos de son nouveau livre : « Quatre Nuances de France, quatre passions d’Algérie ». Entretien.
Algérie Focus; M. Driencourt, vous avez été ambassadeur de France en Algérie. Vous connaissez donc certainement la région du Maghreb et les défis qu’elle soulève pour ses autorités. Quel est le regard que vous portez aujourd’hui sur la situation géopolitique de cette région notamment avec le déclenchement du chaos libyen ? Quelle analyse faites-vous du risque sécuritaire et terroriste sur tout le Maghreb et l’Afrique du Nord en raison de la situation libyenne ?
Xavier Driencourt: Je ne peux répondre que comme citoyen, certes un citoyen éclairé et impliqué, mais un simple citoyen. Je ne suis plus concerné par ces sujets là à titre professionnel. Donc c’est le citoyen qui vous répond. Je trouve la situation pas franchement rassurante depuis que j’ai quitté Alger. Par mes fonctions actuelles, je voyage beaucoup, notamment dans les pays que vous avez mentionnés y compris la Libye. La France, mais aussi les pays européens doivent prendre la mesure des choses: en Libye, au Mali, au Tchad, au Niger, je rencontre à chaque fois l’ambassadeur algérien comme, s’il y en a un, un ambassadeur européen, britannique ou allemand. Les problèmes qui se posent à Lampedusa ou à Calais ne commencent pas dans ces deux villes: ils naissent dans le Sahel. C’est donc la question du développement de cette région qui est posée. Il y a une bonne coopération franco-algérienne, mais les pays européens sont-ils conscients de l’enjeu sécuritaire que représente cette zone?
Le Maghreb demeure encore divisé sur de nombreuses questions, notamment en raison des tensions qui subsistent entre le Maroc et l’Algérie. Pensez-vous qu’un jour le Maghreb va se faire ? Le Maghreb pourra-t-il réaliser ce que l’Union Européenne a réussi à faire ? Que peuvent apprendre l’Algérie et le Maroc de l’expérience du couple franco-allemand ?
Les pays du Maghreb, et en premier lieu Algérie et Maroc, devraient être à l’Afrique ce qu’ont été les pays du Bénélux à l’Europe, Marché commun, Communauté européenne, puis Union européenne. Ils ont été avec le couple franco-allemand, qui a su surmonter ses divergences, le moteur, et les porteurs de l’Europe à ses origines. Dans le livre – exceptionnel – de l’historienne Georgette Elgey » De Gaulle à Matignon », on voit qu’en six mois, comme dernier Président du Conseil de la Quatrième République, de Gaulle a su prendre à bras le corps les sujets difficiles comme les relations franco-algériennes et la réconciliation franco-allemande, deux sujets difficiles en même temps. Ce qu’ont fait après guerre les pays européens, pourquoi les pays du Maghreb ne le feraient-ils pas ? L’histoire n’a d’intérêt que si elle éclaire l’avenir.
Pensez-vous que la France a changé de regard sur le Maghreb en général et l’Algérie en particulier ? Quelle place occupe, d’après vous, l’Algérie dans l’imaginaire politique français ?
Oui, je pense que la France et les Français ont changé de regard sur le Maghreb et sur l’Algérie en particulier. Ce pays occupe une place à part dans l’imaginaire politique et collectif français. Savez-vous que le couscous est le troisième plat favori des Français? A l’heure de la mondialisation, c’est un détail qui a son importance. Encore une fois, six millions, ou peut-être davantage, de Français qui ont un lien à un titre ou à un autre, avec l’Algérie, ce n’est pas rien.
Vous venez de publier un livre intitulé « Quatre Nuances de France ». Considérez-vous que la France valorise suffisamment l’apport de la diaspora algérienne à son histoire et à son présent ?
Ce livre, d’abord, est écrit à quatre, avec Rachid Arhab, le journaliste bien connu, et deux plus jeunes un Français, Franco-Algérien, et un Algérien, sans-papiers pendant une dizaine d’années. Nous abordons dans ce livre beaucoup de sujets qui font débat en France actuellement, et pas seulement en France d’ailleurs: l’immigration, ce qu’on appelle la « diversité », l’intégration, la religion, la place de l’islam, la laïcité, etc Ce sont des sujets brûlants d’actualité, et qui, au fil des ans, ont pris une dimension sans doute disproportionnée…
La communauté algérienne ou binationale est en France la plus nombreuse et la plus ancienne. A la Cité nationale de l’immigration, une exposition, organisée il y a trois ans, soulignait l’ancienneté de l’immigration algérienne en France, dès les premières années du 20ème siècle. Mais, les statistiques ethniques ou religieuses n’existant pas en France, on peut seulement parler par approximation: entre les Algériens, mono-nationaux, les Français d’ascendance algérienne de la 2ème, 3ème, voire 4ème génération , et les binationaux, Franco-Algériens; ceux qui, Français ou descendants de pieds-noirs ont gardé un lien avec l’Algérie. Vous avez tout de suite plusieurs millions, 5 ou 6 sans doute de personnes qui, aujourd’hui en 2016, sur le territoire français, ont un lien avec l’Algérie. Si l’on s’en tient – et c’est votre question – à la diaspora algérienne, c’est sans doute la plus intégrée, la plus valorisée dans le paysage social en France: dans certaines professions, la presse, la médecine, l’enseignement, etc vous trouvez beaucoup d’Algériens, ou Franco-Algériens. C’est donc une communauté qui apporte indéniablement un plus à la société française.
Que pensez-vous du discours médiatique actuel sur les musulmans de France ?
Il y a plusieurs discours en fait qui reflètent les clivages politiques. Il ne faut pas tout mélanger et en particulier mélanger les questions liées à l’immigration, à la laïcité, à l’islam et même, parfois, quand on veut faire l’amalgame, à l’islamisme et au terrorisme. Si on ajoute à cela la question des réfugiés, vous avez avec ces thématiques un discours politiquement explosif. Il faut sérier les problèmes, ne pas tout mélanger. Que les questions liées aux réfugiés du Moyen-Orient inquiètent, est une chose, que
la question de l’immigration pose problème en est une autre, que la question de la religion en France et de la place de l’islam interpelle également, c’est un fait. Mais il ne faut certainement pas confondre et mélanger ces questions avec le terrorisme. Vous avez là les ingrédients de ce que vous
appelez islamophobie.
Les élites françaises d’origine algérienne ont-elles, selon vous, toutes les chances de s’épanouir en France ? La France est-elle prête à élire un « Obama français » qui serait peut-être d’origine algérienne ou maghrébine ?
Autant sur la question précédente je suis un peu pessimiste, autant sur l’émergence d’une élite française d’origine algérienne (ou maghrébine plus généralement), sans être optimiste à 100%, je suis optimiste. Laissez moi réagir comme simple citoyen autant que comme haut fonctionnaire. Franchement, oui, on assiste à l’émergence d’une élite franco-algérienne. Cette élite existe: médecins, journalistes, hommes d’affaires, développeurs (start uppers selon le mauvais terme anglais), politiques, élus locaux, j’en connais personnellement un certain nombre.
C’est une élite que je qualifierais de « totalement décompléxée » à la fois fière de ses origines, fière de sa citoyenneté française, qui ne se pose pas de questions existentielles, qui prend la France et l’Algérie comme des données de fait, qui réfléchit et aborde les problèmes sereinement. Une élite aussi décomplexée par rapport à la religion: certains sont musulmans, font le Ramadan, revendiquent leur foi, d’autres sont agnostiques mais respectent les pratiques religieuses de leurs concitoyens. C’est comme ça. Ce livre que j’ai écrit m’a amené à rencontrer les membres de cette élite: oui, disons le franchement, il y a l’émergence d’une élite française d’origine algérienne, qui joue son rôle, y compris dans le débat politique. C’est un élément positif.
Dans notre livre, la dernière phrase rappelle que Rachid Arhab et moi – qui par nos professions et notre statut social appartenons à l’élite française – nous souhaitons que les jeunes Karim et Nacer, dans 10 ou 20 ans, appartiennent eux aussi à l’élite française, et fassent avec des plus jeunes ce que Rachid et moi avons fait avec eux.
Quelles sont les perspectives, selon, vous, des relations algéro-françaises à la lumière des développements régionaux et internationaux en cours ?
Les relations franco-algériennes, elles sont comme les deux mains d’un corps. L’une ne va pas sans l’autre. Elles se croisent parfois, se disputent parfois, mais ces deux bras et mains doivent exister ensemble.
Propos recueillis par Abdou Semmar