Il est né pauvre. Très pauvre. Il a goûté à la misère, la privation et la précarité. Il a connu l’humiliation, l’exclusion et les innombrables injustices de la vie. Orphelin à l’âge de deux ans, il a été abandonné à la rudesse de l’existence dès son enfance. Mais il n’a jamais abdiqué. Il s’est battu chaque jour pour surmonter sa condition de pauvre voué au dénouement. Il a affronté tous les obstacles imaginables pour devenir aujourd’hui l’industriel milliardaire qui fait rêver les jeunes Algériens.
Cet homme s’appelle Hadj Lounis Hamitouche. Son nom évoque une légende vivante en Kabylie où son parcours est érigé en un parfait exemple de réussite. Mais sur l’ensemble du territoire national, c’est sa marque, son entreprise, la Laiterie Soummam, que connaissent les Algériens. Une marque si connue qu’elle fait aujourd’hui partie intégrante du patrimoine national. D’Alger jusqu’à Tamanrasset, d’Annaba à Béchar, d’Oran à Oued Souf, les yaourts de Soummam sont consommés par les Algériens de tous les âges et de toutes les classes sociales. Ceci dit, très peu d’entre eux connaissent l’incroyable histoire de celui qui a fait de cette entreprise le leader du marché algérien des produits laitiers avec des parts de marchés estimés à plus de 45 %.
Orphelin privé d’école et berger dés l’enfance
Une histoire digne d’une fiction hollywoodienne car rien ne prédestinait le fondateur de cette entreprise à devenir un richissime industriel. Effectivement, Lounis Hamitouche, âgé aujourd’hui de 68 ans, El-Hadj comme l’appellent affectueusement ses proches, a été éduqué dans la faim qui « a frappé sa tête » depuis son enfance, pour reprendre son expression kabyle qu’il aime répéter lorsqu’il raconte son histoire. Le gérant de la laiterie Soummam est né dans une dechra (village) kabyle martyrisée avant l’indépendance par la violence coloniale. Chelatta, c’est le nom de la bourgade qui a vu naître l’enfant Lounis en 1946. Une enfance qui démarre très mal puisqu’il perd son père à l’âge de deux ans. Sa mère décède alors qu’il n’est âgé que de 6 ans. Pendant la lutte armée pour l’Indépendance, l’enfant Lounis fut privé par son frère aîné d’étudier à l’école. Une école dirigée par les représentants du colonialisme français. « Mon frère m’a empêché de me rendre à l’école par solidarité avec les Moudjahidine. Il ne voulait pas que j’aille à la rencontre des enseignants français. Je n’ai pu étudier qu’à la Médersa de la mosquée », raconte Lounis qui n’a oublié aucun détail de ce passé lointain.
Le petit orphelin vivait ainsi entre les demeures de sa soeur et son frère aîné. Après l’Indépendance, il a travaillé pour ce dernier en prenant soin de son bétail. Il devient vite le berger qui fait paître le bétail de son frère, un commerçant réputé naguère dans toute la région d’Akbou. « J’obéissais à mon frère sans rechigner. Je faisais tout ce qu’il me disait. Je n’ai jamais osé contester ou protester. Je l’accompagnais partout où il allait pour vendre les bêtes. J’étais dédié à son service », révèle Lounis Hamitouche qui reconnaît sans aucune gêne qu’il n’a jamais pu revenir à l’école car il était « trop pauvre ». Il n’osait jamais demander de l’argent à son frère. Déguenillé , habillé de lambeaux, il avait honte de se présenter à l’école. « Je me suis dit alors que j’étais vraiment fait uniquement pour demeurer berger au service de mon frère ». Fataliste, la vie a pourtant vite bousculé les certitudes de Lounis. Un terrible accident de la route bousille le camion qui transportait le bétail de la famille en 1969. Un accident qui changea définitivement le destin du jeune Lounis.
Un premier salaire à 300 Da par mois
Privé de son travail avec son frère hospitalisé, marié et avec un enfant à sa charge, Lounis quitte Akbou et sa Kabylie natale pour travailler à Alger, la capitale où il ne connait personne. Aidé par un voisin qui lui tend une main amicale, il trouve un travail de chauffeur de camion payé à 300 Da, le premier salaire de sa vie. A bord de son camion Saviem Renault, il va parcourir toute l’Algérie. « J’ai été pendant toute la semaine sur les routes afin de gagner ma vie et prendre en charge ma famille. Pour me reposer et dormir, j’avais un seul matelas dans mon camion », raconte le patron de la laiterie Soummam qui ne se doutait guère à l’époque qu’il allait lancer un jour sa propre affaire. Et pourtant, c’est ce qui va se passer en 1974. Il s’associe avec un émigré qui l’aide à acheter son propre camion. « Le jour où j’ai récupéré mon camion neuf, je n’avais même pas d’argent sur moi pour faire le plein. Mais j’ai cru en moi et ma bonne éducation a attiré vers moi des gens honnêtes qui m’ont fait confiance. J’ai parcouru toute l’Algérie pour transporter des marchandises. En 1982, je me retrouve avec 4 camions », indique El-Hadj qui se remémore avec beaucoup d’émotions ses premiers souvenirs d’entrepreneur.
Un entrepreneur qui a lutté contre vents et marées pour gagner sa vie et son indépendance financière. Et ce n’était guère facile de réussir dans un pays encore régi par l’économie planifiée et un Etat qui fait fuir les investisseurs privés. Preuve en est, en 1988, l’Etat lui refuse un registre de commerce pendant de longs mois parce qu’il voulait ouvrir un atelier avec une machine de production pour l’industrie du textile. « On m’avait dit à l’époque que seul l’Etat est habilité à utiliser ces machines. Il a fallu batailler dur pour pouvoir travailler et trouver les pièces de rechange. Je perdais beaucoup d’argent », confie notre interlocuteur. Les années se suivent avec le même lot de difficultés et d’obstacles à surmonter dans une Algérie ravagée au début des années 90 par une tension politique et des violences civiles.
Lounis Hamitouche croit toujours en sa bonne étoile et demeure déterminé à réussir sa carrière d’homme d’affaires. Le berger qu’il était a engrangé de l’expérience et la sagesse kabyle le guide dans toute son inspiration. En 1993, son neveu qui travaille comme banquier en France vient à sa rescousse et lui conseille d’investir dans l’agroalimentaire car le pays tôt ou tard va s’ouvrir et la consommation interne va s’accroître. Il pense alors à la production des produits laitiers. Là encore, il fallait importer des machines de production que l’Etat algérien, rétif encore aux initiatives privées, contrôle strictement. Il réussit à faire entrer une première machine et trouve un associé avec lequel il lance une petite production de 20 mille pots de yaourt par jour. La petite usine sera installée dans sa dechra natale, Chelatta. « Mes débuts ont été très difficiles. La machine tombait souvent en panne. Aucun moyen de la réparer facilement. Je perdais encore de l’argent et après 6 mois, je demande à mon associé de suspendre notre activité », nous apprend Lounis Hamitouche qui a vite changé de décision après avoir croisé le chemin des…contrôleurs de la qualité et de la conformité des produits alimentaires de la direction du Commerce !
« Ce sont eux qui m’ont conseillé de travailler avec telle ou telle méthode. J’ai suivi leurs conseils et j’ai redémarré mon activité, mais seul cette fois-ci. En 1996, j’ai réussi à décrocher un prêt bancaire de 2 milliards de centimes. Depuis, mon activité s’est envolée et en 10 ans, la Laiterie Soummam est passée de 30 mille pots de yaourt par jour à 8 millions de pots par jour », s’enorgueillit El-Hadj dont l’ascension fulgurante dans son secteur s’apparente à une véritable success story. Preuve en est, le 5 juillet 2013, Soummam a inauguré sa nouvelle usine. La plus grande usine de fabrication de produits laitiers en Afrique ! Un investissement de 80 millions d’euros qui a permis au fabricant algérien de produire plus de 10 millions pots de Yaourt par jour. Un chiffres d’affaires de près de 37 millions d’euros a été réalisé en 2013. Soummam a élaboré aussi un programme ingénieux qui lui a permis d’accorder plus de 8900 vaches laitières à pas moins de 4000 éleveurs qui lui fournissent, en échange, du lait de qualité. Un réseau de distribution qui compte pas moins de 2000 camions frigorifiés et des centres de collecte de lait répartis sur une trentaine de wilayas. Tout cela a été réalisé à une vitesse record depuis 1996. Hadj Lounis Hamitouche emploie aujourd’hui plus de 1500 employés. Et en dépit de sa réussite, il continue à affronter les sempiternelles lourdeurs bureaucratiques et problèmes de l’Algérie.
Il a été obligé à dépenser chaque jour 27 millions de centimes pour alimenter sa nouvelle usine en électricité pendant 8 mois pour la simple raison que Sonelgaz a tardé pour le brancher sur le réseau électrique. Il se bat toujours pour trouver du terrain dans la zone industrielle d’Akbou et ses projets d’avenir sont immenses. « Je n’ai jamais demandé l’aide de l’Etat. Je n’ai jamais supplié un haut responsable ou fait un compromis. J’ai toujours travaillé dur pour obtenir ce que je veux. J’ai gagné mon pain à la sueur de mon front. Aujourd’hui, je ne demande à l’Etat qu’une seule chose : qu’il nous facilite la vie pour que l’on puisse poursuivre nos investissements et créer de la richesse dans notre pays ». Quels meilleure formule peut-on trouver en guise de conclusion ?