Anthropologie/ Pourquoi certaines sociétés se développent plus rapidement que d’autres?

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Algérie-Focus vous propose aujourd’hui, à travers ce long article, de partir à la découverte d’un livre fascinant, devenu un classique des sciences sociales, « De l’origine de l’inégalité parmi les sociétés », écrit par Jared Diamond, célèbre biologiste et anthropologue, publié en 2000 en français.

Cet ouvrage évoque l’histoire des sociétés humaines, et tente de comprendre les différences de développement entre ces sociétés. Pourquoi certaines sociétés se développent plus rapidement ? Comment certaines en viennent à dominer d’autres ? Mais surtout, la principale question que l’auteur se pose, présente au tout début du livre, est la suivante : « Pourquoi la richesse et la puissance sont-elles distribuées ainsi, et pas autrement ? » (2000 : 14). Son objectif principal est de démontrer que le cours de l’histoire n’est pas déterminé par des facteurs individuels, culturels, ou raciaux, mais par des circonstances environnementales.

La production alimentaire comme facteur de domination

Les premiers hommes seraient apparus il y a 7 millions d’années, avec la scission à l’époque d’une population de singes africains. De sept millions d’années à 9000 avant JC, la chasse aux animaux sauvages et la cueillette de plantes sauvages était le modèle économique dominant. La domestication des plantes et des animaux dans certaines sociétés n’a en effet commencé qu’il y a 11 000 ans. Pour Diamond, la production alimentaire est la condition préalable au développement des facteurs qui ont permis aux Européens modernes de conquérir d’autres peuples, et qui sont les suivants :

• Technologie militaire fondée sur les fusils, les armes en acier et les chevaux
• Développement de futures maladies infectieuses endémiques
• Technologie maritime européenne
• Organisation politique centralisée
• Ecriture

1ère question. Pour quelles raison la production alimentaire en est-elle la condition ?

Tout d’abord, le mode de production alimentaire encourage la sédentarisation et rend possible le stockage des excédents alimentaires (125). A terme, ce type de stockage permet aux sociétés de développer des instances politiques centralisées et des bureaucraties : « la constitution d’un stock alimentaire excédentaire par l’impôt permet de faire vivre d’autres experts à plein temps » (126). Diamond fait ici le contraste avec les groupes/tribus de chasseurs-cueilleurs que l’anthropologie économique classique caractérise comme des sociétés plus égalitaires (voir Woodburn ou Sahlins). Le chapitre 16 est encore plus exhaustif sur le sujet : la production alimentaire crée des stocks qui permettent stratification sociale et spécialisation économique (425) et impliquant des « mouvements saisonniers de main d’œuvre », qui permet à la main d’œuvre agricole, « une fois les moissons rentrées » d’être employée dans le cadre de projets publics, que ce soit à travers à des constructions à la gloire de l’Etat ou des projets militaires (ibid).

Ensuite, la domestication de certains animaux sauvages a entraîné une contamination des hommes par les germes apparus avec ces animaux. Les premiers hommes furent contaminés, mais ils ont ensuite pu développer une résistance (processus de sélection, Darwin) que n’avaient pas les hommes des populations qu’ils envahirent.

De plus, Diamond fait l’hypothèse d’une augmentation plus rapide de la population dans les régions où se développe la production alimentaire. La domestication permet non seulement de nourrir plus de bouches que la chasse et la cueillette, mais la sédentarisation associé à ce mode de vie permet des cycles de naissances plus rapprochés (125).

Enfin, la domestication de certains animaux à permis d’augmenter la productivité en les transformant en moyens de transports, « déplaçant des biens lourds en grosse quantité » (128), ou s’en servant comme instruments de conquête (129).

2ème question. Pourquoi la production alimentaire est-elle apparue plus rapidement dans certaines régions du monde, et pas dans d’autres ?

La naissance de l’agriculture au sein du « Croissant fertile »

On observe, il y a 10 000 ans, « la sélection inconsciente des tiges de blé et d’orge qui ne se brisaient pas » et qui a déclenché la naissance de l’agriculture dans le Croissant fertile (175). Il explique la chance géographique et environnementale du Croissant fertile par les facteurs suivants :

• Climat méditerranéen (« hivers clément et humides et des étés chauds et secs »)
• Abondante flore et forte proportion de plantes hermaphrodites
• Plus grande diversité d’espèces animales et végétales (si on compare avec d’autres zones de climat méditerranéen, à l’instar de l’Australie) et une plus forte proportion d’espèces domesticables
• Un axe est-ouest qui facilite la propagation des idées, cultures, innovations

De ces facteurs, le plus important semble être celui ayant facilité une plus grande domestication des espèces animales : 13 espèces animales (sur 78 disponibles) furent domestiquées en Eurasie, aucune en Afrique et en Australie (pour respectivement 51 et un candidats à la domestication, et une en Amérique (sur 24). Diamond explique cela par l’arbitraire, les populations eurasiennes ayant reçu « beaucoup plus de gros mammifères domesticables que les populations des autres continents » (260). Et l’argument se poursuit parce qu’il observe que « les maladies eurasiennes de masse […] ont évolué à partir d’animaux grégaires eurasiens domestiqués » (317) et les germes développés « ont alors joué un rôle crucial en décimant les populations indigènes de maintes autres parties du monde » (318).

Pour ce qui est de l’Asie de l’Est et de la Chine en particulier, Diamond a un argument intéressant. Il compare l’unité chinoise à l’éternelle désunion européenne (linguistique et culturelle) et montre comment la diversité des pôles de pouvoir au sein de l’Europe renforce la compétition entre les sociétés européennes et les pousse à plus d’innovation: « la balkanisation géographique de l’Europe s’est traduite par des douzaines, voir des centaines de petits Etats et centres d’innovation indépendants et concurrents » (623).

Pour le Croissant fertile, il évoque l’actuel « suicide écologique » de la région et montre que celle-ci ne fut plus capable, comme c’est le cas d’une bonne partie de l’Europe occidentale, « d’entretenir une agriculture productive intensive, 7000 ans après l’arrivée de la production alimentaire » (617).

Des différences de développement liées à l’environnement et aux géographies locales

Pour résumer : les différences de progrès et de développement des sociétés ne seraient pas dues à l’intelligence d’un groupe ou à la somme des capacités individuelles la composant, mais seraient le résultat de différences géographiques et environnementales.

La première critique que l’on peut faire de ce massif (et très bien documenté) argument est une critique de fond, et concerne la troisième question évoquée dans ce post, et l’avantage qu’a pris l’Europe occidentale au sein de ce pôle Eurasie. William H. McNeill, historien de l’université de Chicago, la résume bien : plus de 80% de la population vivait en Eurasie, et on peut se demander si Diamond n’aurait pas du concentrer une plus grande partie de son argument à expliquer pourquoi c’est bien l’Europe occidentale qui a pris le pas sur les autres régions. Avec cette question rapidement traitée dans le chapitre 20, on reste un peu sur notre faim, surtout quand on compare la minceur de ce dernier argument à l’immense développement de la trame géographique qui lui précède. McNeill souligne d’ailleurs que les nombreux exemples historiques de fragmentation politique ne vont pas forcément dans le sens de Diamond, et que les périodes où l’Europe était fortement fragmentée (7, 8 et 9ème siècles) ne coïncident pas forcément avec les périodes de puissance (acquise et construite quelques siècles plus tard).

Sur le plan théorique, plusieurs observations peuvent être faites. La première concerne la posture antiraciste de l’auteur. Kathleen Lowyer, de l’université d’Alberta, regrette la tournure fataliste que prend l’argument de Diamond et le voit donc comme une excuse idéale à l’entreprise impérialiste des « blancs européens » : l’aspect aléatoire du facteur géographique, bien qu’il empêche de voir le sous-développement de certaines sociétés sous un aspect racial, empêche tout autant toute entreprise de regard critique sur la colonisation, l’esclavage, la capitalisme, l’impérialisme etc., étant donné que l’auteur lave de toute responsabilité l’oppresseur européen.

Même si on ne peut pas voir cet ouvrage comme un ouvrage raciste, il est néanmoins évident que le déterminisme géographique de Diamond diminue l’importance accordée à la culture ou aux acteurs de ces évènements historiques, et les déresponsabilise par ce biais. On peut alors faire un lien avec la critique libérale, qui peut s’établir autour de deux points principaux.

Le premier point de la critique libérale, concerne le projet de l’histoire dans sa globalité. C’est la vision de l’histoire comme une possible science naturelle qui est remise en question (Gene Callahan). L’analyse historique, parce qu’elle n’a pas à sa disposition des faits similaires à ceux des sciences naturelles qui se présentent à lui, mais seulement des artéfacts qui ont survécu jusqu’au présent, ne peut pas candidater à la rigueur et à la même scientificité que les sciences naturelles.

L’histoire, dans la perspective de R.G. Collingwood ou de Ludwig Van Mises, consisterait à identifier le particulier, l’original, le singulier ; ces circonstances et situations particulières qui rendent un évènement intelligible et unique aux yeux d’autres évènements. Pour Van Mises, la notion de loi de changement historique est contradictoire, l’Histoire est selon lui une séquence de phénomènes qui se caractérisent par leur singularité : des évènements qui ont en commun des éléments d’autres évènements ne peuvent pas être catégorisés d’historiques.

Lorsqu’elle s’adresse à Jared Diamond, cette critique montre à juste titre que celui-ci a réussi à identifier un certain nombre d’occurrences qui se répétaient et qui pouvaient donc offrir certaines hypothèses concernant l’évolution de l’espèce humaine. En revanche, ces occurrences ne peuvent constituer que des demi-régularités et ne doivent pas empêcher de percevoir le poids des actions individuelles sur le cours de l’Histoire.

Le second point est donc lié à la place de l’individu au sein de ces grandes histoires gouvernées par des lois universelles. Pour Van Mises, même si un individu vit bien en effet dans une époque historique et un espace géographique définis, agissant sous la contrainte de conditions liées à un certain environnement, il faut considérer que cet environnement crée seulement une situation, mais pas une réponse. Il argue qu’il existe différents modes de réactions possibles et imaginables à une situation particulière et que ces modes sont choisis par l’acteur en fonction de sa propre individualité.

La critique libérale est intéressante parce qu’elle s’adresse évidemment aussi à d’autres théories historiques et structurantes, à l’instar des récents ouvrages d’Emmanuel Todd et Youssef Courbage (la convergence des civilisations, pour le plus célèbre d’entre eux) qui évoquent eux aussi des lois hégélio-structurantes censées gouverner notre monde et l’orienter dans un sens particulier.

Cet ouvrage reste un ouvrage de référence, un livre scientifique, qui questionne, qui interroge, et qui offre un regard neuf sur les différences de développement économique et politique que l’on peut observer au sein de nos sociétés contemporaines. A lire et à partager.

Tarek S.W.