En Algérie, le mythe d’un eldorado agricole saharien ne date pas d’hier. Il a déjà conduit, dès les années 80, à des expériences de mise en valeur à grande échelle avec des résultats très peu probants. Une deuxième vague de concessions agricoles dans le Sud est en cours depuis quelques années sur une échelle encore plus importante. Elle créé déjà la polémique. Elle mérite au moins d’être mise en débat. L’agriculture saharienne mythe ou réalité ?
Depuis maintenant plus de 30 ans, les pouvoirs publics algériens se sont orientés vers le Sahara, riche en eau souterraine et en terres potentielles, pour développer une nouvelle agriculture fondée sur la grande mise en valeur agricole. Celle-ci a été considérée non seulement comme un moyen de développement de régions sahariennes encore en marge de l’essor économique, mais également comme une alternative pour assurer la production de ce que l’agriculture du nord du pays ne parvenait pas à produire.
Les plus sceptiques, soulignent qu’il y a dans cette démarche «un paradoxe évident à vouloir retirer du désert les denrées alimentaires qu’on a grand-peine à obtenir dans les régions plus favorisées». Pour les plus optimistes, les immenses espaces du sud du pays seraient au contraire en passe de devenir la nouvelle destination de beaucoup d’opérateurs économiques qui voient dans l’agriculture un créneau d’avenir.
Vers l’ «autosuffisance alimentaire» ?
Cette option récurrente en faveur du développement de l’agriculture saharienne s’explique essentiellement par la course poursuite à laquelle se livrent depuis de nombreuses décennies la production agricole et la croissance démographique. En fait, l’agriculture algérienne ne se porte pas si mal que ça. La production agricole algérienne se développe. “Elle a atteint 35 milliards de dollars en 2014 permettant de satisfaire les besoins du pays à 72%”, déclarait, voici quelques mois, le ministre algérien de l’Agriculture. Il ajoutait cependant que l’Algérie importait toujours des “produits de première nécessité, notamment le lait et les céréales dont le coût est proche de 4 milliards de dollars par an “. Ce sont en effet ces deux derniers produits qui constituent le principal talon d’Achille de l’agriculture nationale et qui l’empêche de réaliser la fameuse «autosuffisance alimentaire» que certains décrivent comme un objectif réalisable et d’autres comme une chimère.
Depuis les années 80
L’idée de transformer le Sahara algérien en un eldorado agricole ne date pas d’hier. Elle a déjà été mise en œuvre dans notre pays sur une relative grande échelle dès les années 80. Elle s’appuyait à cette époque sur les expériences considérées comme encourageantes menées en Arabie Saoudite ou en Libye notamment, avec l’objectif principal de tenter d’accroître rapidement, et massivement, la production céréalière nationale.
Des périmètres de mise en valeur agricole sont ainsi sortis de terre dans le sud-ouest saharien algérien, notamment la région d’Adrar . La zone, parmi les plus arides au monde, bénéficie des ressources hydrauliques d’un immense réservoir d’eau d’origine fossile, la nappe albienne. L’agriculture n’y est possible que par irrigation et les habitants des oasis y ont creusé, depuis des siècles, des galeries souterraines drainantes, les foggaras, pour conduire l’eau vers les palmeraies. Le sol squelettique nécessite un apport considérable en engrais divers.
Le « pays des foggaras » a ainsi constitué depuis plus de 30 ans un des laboratoires à ciel ouvert du développement agricole saharien. Des bilans de cette première expérience, dressés par des experts algériens au début des années 2010, sont disponibles. Ils sont très peu encourageants. Que nous disent ils ? En substance, les communes de la région ont attribué 64 000 ha aux paysans des oasis ainsi qu’à des entrepreneurs venus du nord du pays. Mais, après trois décennies, les résultats n’apparaissent pas à la hauteur de l’investissement réalisé. Je cite quelques extraits d’un rapport très détaillé publié en 2012 : «les effets conjugués des contraintes sociales, économiques et écologiques ont entravé le bon fonctionnement des exploitations. Concrètement, la superficie réellement cultivée de la mise en valeur avoisine aujourd’hui à peine 4 000 ha, qui produisent quelques milliers de tonnes de blé dur par an».
Une note un peu plus optimiste cependant, toujours dans le même rapport : «Pour surmonter les contraintes diverses pesant sur l’agriculture saharienne, des adaptations ont été réalisées par les agriculteurs en cherchant des activités agricoles complémentaires à la production céréalière, comme les cultures de rente, les cultures fourragères et l’élevage. La recherche de rentabilité constitue le moteur premier de la motivation des agriculteurs à réorienter leurs productions. La revalorisation du prix d’achat des céréales par l’État en 2008 a ainsi entraîné une multiplication par trois de la superficie emblavée entre 2007 et 2008, ce qui ouvre de réelles perspectives de relance de ces cultures dans l’avenir, qui pourront ainsi répondre, de manière cependant marginale, à l’objectif premier de ce programme de développement agricole : enrayer le déficit structurel algérien en céréales».
Un million d’hectares à mettre en valeur
En dépit de ces résultats peu probants, le gouvernement a décidé voici quelques années, de lancer un nouveau projet, beaucoup plus ambitieux que le premier, de mise en valeur de près d’un million d’hectares dans les wilayas du Sud et des Hauts Plateaux afin de porter, d’ici 2019, la surface des terres irrigables de 1 100 000 hectares actuellement, à plus de 2 millions d’hectares. Ce projet s’appuie sur le renforcement de l’irrigation ainsi que le développement des concessions agricoles.
Les aides financières accordées par les banques conjugués à l’énorme potentiel hydrique disponible dans cette région semblent désormais attirer les investissements. Au cours des dernières années, les dispositifs d’aide et d’accompagnement destinés aux investisseurs dans des wilayas comme Ouargla, Biskra et El Oued, où pas moins de 400 000 ha ont été mis à la disposition des investisseurs pour la création de nouvelles exploitations agricoles, connaissent un vif succès et s’inscrivent dans l’objectif de créer un nouveau pôle agricole fournissant une bonne partie de la production nationale.
Même les investisseurs étrangers s’y mettent et ont commencé à mettre en place des partenariats avec des opérateurs privés nationaux, particulièrement dans la production de semences, de céréales , de lait et de viande bovine. Des projets de «fermes géantes» ont ainsi vu le jour associant souvent «propriétaires» algériens des terres et un «partenaire technique» étranger, qui couvrent des dizaines de milliers d’hectares et annoncent des objectifs de production mirobolants.
La contrainte des ressources en eau
Faut-il croire aux chances de succès de cette nouvelle vague de concessions agricoles dans le sud du pays ? En fait contrairement aux médias nationaux qui se sont souvent montré très enthousiastes, la plupart des experts algériens restent très sceptiques. Omar Bessaoud, que nous avons rencontré voici quelques jours, est l’un d’entre eux. Après avoir exercé pendant plus de 20 ans en Algérie, il est aujourd’hui professeur au Centre international des hautes études agronomiques de Montpellier. Son point de vue est une véritable douche froide pour les partisans de l’agriculture saharienne: «Tous les bilans établis aujourd’hui soulignent les risques d’une pression croissante sur les capacités de reproduction de la fertilité naturelle des terres. Les tensions exercées sur le potentiel mobilisable des sols et des eaux ont atteint un seuil critique qui appelle à l’abandon des modes d’exploitation miniers qui prévalent actuellement, notamment dans les zones sud du pays», affirme l’expert algérien. Dans le Sahara, les puits et forages qui se sont multipliés ont déjà eu pour effet «des consommations excessives qui ont entraîné un abaissement généralisé de la nappe albienne, et de nombreux puits artésiens et sources naturelles, autour desquels se sont développées les oasis, se sont d’ores et déjà taris».
Face à la multiplication des projets, les projections pour l’avenir évoquées par l’expert algérien sont alarmantes. «Les études révèlent que Biskra et El Oued sont les régions où la nappe est la plus vulnérable. Avec un doublement de la population entre 2000 et 2030 et en doublant les superficies, de 170 000 ha en 2000 à 340 000 ha en 2050, l’on pourra atteindre le montant colossal de 5 milliards de m3 d’eau additionnelle prélevée sur la nappe. D’après les données de l’Observatoire du Sahara et du Sahel (OSS), au rythme de l’exploitation actuelle, la nappe risque de disparaître d’ici 50 à 100 ans et toute installation humaine sera ainsi compromise».
Le défi lié au changement climatique
L’Algérie va de surcroît être exposée dans l’avenir à un nouveau défi. Protéger les ressources rares, les systèmes écologiques et les patrimoines naturels dans un contexte de changement climatique constitue, en effet, pour Omar Bessaoud un enjeu capital. «L’Algérie figure parmi les pays à fort risque de changement climatique, et tous les rapports et recherche notent que ce changement climatique va exacerber à l’avenir les facteurs de dégradation à l’origine de la baisse de productivité des sols et des élevages». Ce défi écologique met l’Etat «dans l’obligation d’inscrire la durabilité des modes de production comme un élément clé de sa politique agricole car la pression sur les ressources naturelles a des limites qu’il convient dorénavant de fixer. Il pose l’exigence d’un changement de paradigme technique accordant à l’agro-écologie, aux savoirs-faire éprouvés des paysans et à la recherche agronomique une place privilégiée». Des mises en garde qui invitent clairement les autorités algériennes à renforcer leur arsenal technique et à distinguer entre «faisabilité» et «durabilité» des projets. Est-ce qu’elles seront entendues?