Longtemps les socio-linguistes algériens ont attiré l’attention des pouvoirs publics sur la persistance d’un malaise linguistique en Algérie, qui a entraîné un malaise identitaire, du fait des politiques linguistique, éducative et culturelle malheureuses menées depuis l’indépendance (V. A. Dourari, Les malaises de la société algérienne, crise des langue (s) et crise d’identité, Casbah Ed., 2004).
En effet, le discours sur l’identité, qui est servi depuis l’indépendance, est bâti sur la dyade religieuse et linguistique «arabo-islamique» contre l’évidence de la réalité linguistique et l’histoire du pays. Tous les peuples s’identifient à leur territoire (les Américains, au territoire américain ; les Anglais au territoire anglais ; les Egyptiens à l’Egypte…), mais l’Algérien à l’arabo-islamisme !
Qui, plus, ne le distingue d’aucun autre peuple s’attachant à cette définition amorphe et brute.
Les peuples saoudien, libyen, tunisien, syrien, irakien, ne sont-ils pas eux aussi arabo-islamiques ? Quel type d’allégeance nous propose-t-on par ce biais ? Qu’en-est-il de la loyauté dévolue à l’Etat et à la nation algérienne ? Où est la distinction propre du peuple algérien ? Si l’Etat est bien la résultante d’un peuple, d’un territoire, d’un gouvernement central, et d’une volonté de vivre ensemble, on voit bien le caractère aberrant d’une telle définition qui prône l’identification à un fantôme.
Nous avons souvent souligné le fait que la société algérienne connaît quatre langues réparties sur deux niveaux d’utilisation :
1) Niveau formel (l’école, les institutions officielles, la religion, la politique) : le français et l’arabe scolaire
2) Niveau non formel ou personnel (entre amis, dans la rue, à la maison…) : l’arabe algérien et les variétés de tamazight.
Dans leur désir de conformer la réalité socioculturelle et linguistique à la définition identitaire fantomatique soulignée plus haut, les pouvoirs publics algériens avaient initié une politique linguistique d’arabisation dès les années soixante-dix qui visait, au plan des buts déclarés, à rendre l’Algérien monolingue, parlant l’arabe scolaire uniquement dans un désir d’effacement rapide du français et des variétés de tamazight. Le français était présenté comme «la langue du colonisateur» et devait être déraciné pour cela.
En fait, le français dérangeait par le lien qu’il permettait d’entretenir avec l’universalité et le rationalisme politique et scientifique, notamment le lien avec la pensée du Siècle des Lumières et des droits de l’Homme (v. par exemple les références bibliographiques de littérature et de philosophie des lycées des années 1970). Les variétés de tamazight, quant à elles, rappelaient de manière trop flagrante l’histoire du pays ancrée dans l’amazighité africaine et méditerranéenne depuis la Préhistoire, contrairement aux affirmations péremptoires des idéologues.
L’arabe algérien, rappelant par trop la spécificité algérienne nord-africaine opposable aux autres pays dits arabes, quant à lui, a été escamoté dans une confusion entretenue à ce jour, en le confinant au statut de simple dialecte sous-développé et méprisable de l’arabe scolaire —langue magnifiée et amplifiée comme celle du sacré et de la civilisation.
Je ne sais pas comment la langue arabe scolaire ou classique pourrait être qualifiée de «sacrée» quand on sait que ce fut entre autres la langue d’Abu Djahl, celle d’Abu Nawwas, poète fidèle de Bacchus, d’Ibn Ar-Rawandi et d’Ibn al-Warraq, athées arabes des siècles premiers de l’Islam et celle d’El-Khawarizmi, mathématicien arabe ; d’Al-Kindî, le philosophe des Arabes, d’Abu Hayyan at-tawhîdî et d’Ibn Miskawayh, humanistes arabes… Cette langue fut celle d’une pensée scientifique et philosophique affirmée et d’une grande civilisation qui a duré du VIIIe jusqu’au XIIe siècle et pas seulement celle d’une religion qui elle-même connaît plusieurs courants dont un rationaliste.
Si l’attachement des Algériens à leurs langues maternelles n’est plus à démontrer, le peuple algérien est tout aussi attaché à l’Islam et à la culture arabe diversifiée. C’est pour cette raison que l’on a toujours proposé que cette langue soit bien maîtrisée dans notre société en la rattachant autant à la culture et à la civilisation qui furent les siennes (son patrimoine rationnel ancien), qu’à la pensée scientifique moderne, afin de l’extraire du ghetto dans lequel le courant islamiste et conservateur tente de l’enfermer et l’asphyxier.
Mohammed Bennis, un intellectuel marocain, a démontré l’inféodation et le complexe d’infériorité qu’entretenaient certaines élites politiques et intellectuelles à l’égard de l’Orient à travers la déconstruction de la dichotomie anthropologique «Centre vs Périphérie» où l’Orient est perçu comme le centre à imiter. Nous-mêmes, nous avons déconstruit ces mécanismes d’aliénation dans notre doctorat (Le Maghreb et le Machreq, le discours idéologique arabe contemporain, U. de la Sorbonne, Paris, 1993) à travers l’analyse des discours de Mohammed Abid Al-Jâbirî et Hassan Hanafî. La propension d’imiter à tout prix le comportement de l’Orient mène à toutes les soumissions et au final à l’aliénation et au déni de soi.
Nous voyons resurgir cette attitude aliénante auprès de certaines familles qui, entre elles, appellent le père «abî» et la mère «ummî» en lieu et place de «baba /bba/buya» et «yemma/mma»…
Les Algériens parlent bien l’algérien ainsi que les différentes variétés régionales de tamazight. Si les variétés ont été un peu rehaussées socialement et ont gagné en prestige auprès de leurs locuteurs et des autres, ce n’est point le cas de l’algérien qui continue à être ignoré et même combattu avec férocité.
Quand l’élite la plus médiatisée, censée être le modèle d’identification pour le reste des citoyens, est dans l’aliénation culturelle, linguistique et identitaire, et dans une posture d’infériorité assumée à l’égard de l’Orient, l’attitude des masses qui ne peuvent parler que leur langue maternelle ne peut être que dans le malaise : parler une langue ancestrale présentée comme inférieure insinue le sentiment d’infériorité à son locuteur, d’autant qu’en même temps il se sent incapable de s’exprimer dans celle présentée comme «juste», «supérieure» et «sacrée», devenue celle de l’administration qu’il affronte tous les jours.
Cette situation ubuesque met les Algériens dans la posture de l’aphonie. Les Algériens sont poussés à l’auto-dévalorisation, à se sentir inférieurs à l’égard des autres peuples «arabes» perçus comme ayant un idiome meilleur, plus «juste», plus «développé», plus «proche» de la «langue du Coran» qui serait la norme sacrée, idéale «facîha» et bien d’autres qualificatifs ronflants. Ils ont honte de leurs langues, «l’arabe algérien» comme des variétés de «tamazight».
Quand on voit que les Syriens imposent des doublages en syrien de films et de séries très suivies chez nous, que les Egyptiens, les Marocains et les Tunisiens… font de même, on est abasourdis par cette attitude de haine de soi affichée sans honte par ce courant idéologique rétrograde et misanthrope, qui se met volontairement sous la botte de l’Orient. Leur rhétorique anticoloniale (le français, langue de la colonisation, disent-ils) est une imposture quand on sait que leurs ancêtres idéologiques, bien mieux inspirés qu’eux, n’ont pas tiré une seule cartouche contre le colon anglais ou français et devaient même être exécutés par le FLN révolutionnaire car cultivant une attitude agressive à l’égard de la révolution pour l’indépendance algérienne. C’est d’ailleurs Abane Ramdane, qu’ils détestent tant aujourd’hui, qui les sauva en envoyant quelques-uns parmi eux à l’étranger.
Evidemment, le sentiment d’infériorité à l’égard du français est encore plus accentué en dépit de l’arrogance du discours officiel survalorisant l’arabe scolaire.
Les gestionnaires de l’Etat souffraient eux-mêmes d’une indigence intellectuelle, linguistique et culturelle patente et dans la haine de soi impensée. Pour compenser cette carence, ils affichaient une attitude arrogante et cruelle à l’égard des intellectuels algériens qu’ils marginalisaient et poussaient à l’exil (V. O. Aktouf, L’exil ou la curée) pour entretenir l’ignorance sacrée et institutionnalisée (M. Arkoun).
Ils sont vraiment rares les peuples qui ont été autant brimés et poussés à la haine de soi que le peuple algérien, qui, plus est, par ses propres institutions et élites ! Tous ses repères identitaires, historiques, linguistiques et culturels sont dévalorisés et ridiculisés systématiquement par ses propres gouvernants :
l’arabe algérien n’est pas une langue, disent-ils, c’est de la pathologie, une tchekchouka linguistique, un dialecte inférieur…
Le tamazight, c’est du baragouin… piétinant par là même les principes élémentaires des enseignements des théories linguistiques les plus en vue. Des pseudo-intellectuels algériens insultent leur peuple en disqualifiant ses langues maternelles (l’arabe algérien et tamazight) et certains politiques, autoproclamés nationalistes incultes, ne se rendent pas compte qu’en méprisant la langue du peuple algérien (l’algérien), ils dénient ipso facto à ce peuple sa qualité de peuple justement, car sans une langue commune, il n’en serait pas un ! Mais si cette langue maternelle relève du pathologique, alors le peuple qui la parle est-il lui-aussi malade ? Ou que c’est le regard de ces pseudo-intellectuels qui est voilé par des lunettes déformantes !
Dans leur désir de conformer la réalité socioculturelle et linguistique à la définition identitaire fantomatique soulignée plus haut, les pouvoirs publics algériens avaient initié une politique linguistique d’arabisation dès les années soixante-dix qui visait, au plan des buts déclarés, à rendre l’Algérien monolingue, parlant l’arabe scolaire uniquement dans un désir d’effacement rapide du français et des variétés de tamazight.
Ce sont là les sources du conflit sociolinguistique qui est plus profond que ne le laisse apparaître l’aspect linguistique. C’est le projet de société qui est en jeu et l’enjeu : un peuple fier de son histoire, de sa géographie, de ses langues et qui est sujet de sa destinée ou un peuple veule qui s’accroche aux identités des autres quand bien même ces derniers n’en veulent pas.
Le citoyen algérien maîtrise bien l’algérien. C’est sa langue de l’affect et de la communication intensive à l’échelle du Maghreb. Mais les pouvoirs publics ne le confortent toujours pas dans son algérianité culturelle et linguistique.
La politique éducative, universitaire et culturelle ont été jusque-là un véritable échec et sont responsables du chaos linguistique, et c’est bien là la raison de la nécessaire mise à plat de la politique linguistique dans ces secteurs. C’est ce qui est pris en compte dans la réforme éducative projetée depuis fin 2015 et qui a soulevé tous ces débats enflammés.
La raison voudrait que les Algériens reconsidèrent le marché linguistique, actuellement perturbé par l’interventionnisme irrationnel de l’administration, et redonnent de la valeur à leur plurilinguisme qui est bien loin d’être une malédiction, mais véritablement une opportunité. Ceci rendra les Algériens plus sereins dans leur expression, dans leur pensée et dans leur être.
La langue de la science et de l’universalité en Algérie, c’est bien immédiatement le français et dans un second degré, l’arabe scolaire. La langue française a un ancrage sociétal historique remontant à près de deux siècles.
Elle dispose, en tant que langue internationale de production et de diffusion du savoir, d’une grande capacité de couverture des sciences et de la technique.
Voir, pour comparaison, combien de journaux, combien de télés, combien de médias, combien de radios, combien de titres dans une bibliographie… sont-ils disponibles en langue anglaise en Algérie et combien en français pour se rendre compte de la réalité de cet ancrage sociétal. Il ne suffit pas de proclamer l’utilisation d’une langue pour que celle-ci s’utilise par magie !
La langue anglaise n’a pas pour l’instant un ancrage sociétal pour concurrencer sérieusement le français en la matière en dépit de sa relative puissance mondiale, talonnée de près par l’espagnol.
Il faudrait, pour qu’elle rattrape la diffusion sociale du français, au moins une cinquantaine d’années.
Mais ceci n’empêche pas que son enseignement soit fait chez nous.
Que des chercheurs produisent en cette langue n’est pas du tout rejeté, loin de là. Par ailleurs, l’anglais fut la langue du colonisateur britannique des pays du Moyen-Orient.
Et quand ces derniers l’adoptent pour booster leur économie et leurs universités, ils le font sans complexe du fait de l’ancrage de cette langue dans leurs sociétés. L’expression psychotique de «langue de la colonisation» n’apparaît nulle part chez eux et ils ouvrent des lycées et des universités qui travaillent dans cette langue ou sont carrément anglaises ou américaines et même françaises. Le rejet de la langue française par une mouvance idéologique pour avoir été supposément la langue du colonisateur est un simple faux-fuyant.
Car cette langue fut non seulement un butin de guerre mais plus, celle du combat libérateur aussi où l’essentiel de ses dirigeants étaient francophones et les textes de la révolution rédigés en cette langue. Mieux, elle était aussi celle des Français amis de l’Algérie qui ont combattu le colonialisme aux côtés de leurs compagnons d’armes algériens.
Les langues du quotidien et de l’identité algérienne autochtone, ce sont bien l’arabe algérien et les variétés de tamazight. Leur évolution vers un autre domaine d’utilisation demeure ouverte.
C’est en récupérant son identité historique, linguistique et culturelle, à travers les réformes de l’éducation, de la culture, de la recherche scientifique et des médias que la nation algérienne, redevenue acteur décomplexé de sa destinée, pourra effectivement se dresser face aux autres nations et coopérer avec elles d’égal à égal, sans complexe.
La sortie du malaise linguistique et de l’aliénation culturelle exige la mise en place d’un Etat légitime fondé sur l’algérianité, la citoyenneté active et une démocratie réelle avec une Constitution appliquée. Ceci exige à son tour la réécriture du mythe national algérien en partant de son histoire et de sa culture, car nos ancêtres comme nos racines sont en Afrique du Nord et non pas en Asie avec tout le respect qui est dû aux peuples d’Asie et leurs symboles et qu’on partage parfois. S’occuper des racines est certes nécessaire, mais s’intéresser aux branches, comme dit l’écrivain, est vital. C’est cela qui aura pour conséquence logique de mettre en synergie les forces diverses du pays.
Par Dr Abderezak Dourari, professeur des sciences du langage et de traductologie