Slimane Zeghidour est un écrivain et journaliste franco-algérien. Chercheur associé à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), rédacteur en chef à TV5 Monde, il publie, en 2017, son dernier livre « Sors, la route t’attend », où il raconte son enfance dans un camp de regroupement en Kabylie pendant la guerre d’indépendance. Rencontre avec cet auteur qui nous livre son témoignage sur une page très peu connue de la Guerre d’Algérie.
Algérie Focus: Vous êtes journaliste, écrivain, chercheur, et vous avez aussi été chargé de cours à Sciences Po. Vos ouvrages portent surtout sur l’Amérique Latine et le Maghreb, en particulier sur votre Algérie natale. Pourquoi avoir choisi de travailler sur ces deux aires géographiques ? Avez-vous noté des similitudes entre ces espaces que tout oppose à première vue ?
Slimane Zéghidour: A vrai dire, tout au long de ma « carrière », je me suis très tôt intéressé à trois aires géographiques : l’Amérique Latine, le Maghreb, mais aussi la Russie et l’Asie Centrale, ce qui en rend le contraste géopolitique encore plus grand.
L’intérêt pour ces espaces est directement lié à mon adolescence algéroise. Après avoir quitté mon village des Babors, je me suis retrouvé à Alger dans un contexte prosoviétique et procubain.
J’ai donc grandi aux sons des musiques latino-américaines : la musique cubaine avec le son et la salsa, la samba et la bossa nova, le calypso et le cha-cha-cha, mais aussi de la musique russe, classique et populaire, sans oublier les fameux chœurs de l’Armée rouge. De plus, à cette époque-là, nous avions des professeurs syriens, égyptiens ou libanais. Nous étions ainsi également sous l’influence des feuilletons, égyptiens.
J’y ai alors subi trois influences culturelles : latino-américaine, russe, et moyen-orientale, en plus, bien sûr, de la culture française et algérienne.
Aussi, en grandissant, l’Amérique Latine ne m’était pas plus étrangère que la Russie. Lorsque je suis devenu reporter, j’ai couru vers ces régions-là, car elles me rappelaient mon adolescence. Ce sont également les contrées où il se passait le plus de choses. Je suis resté fidèle à ces zones de prédilection que sont l’Asie Centrale, la Russie, le Moyen-Orient, l’Amérique latine, soit Rio, Jérusalem, Alep, Moscou ou encore Samarcande en Ouzbékistan.
J’ai noté certaines similitudes entre les sociétés de l’Amérique Latine et la société algérienne : il s’agit de sociétés patriarcales, machistes, où la violence reste quand même un critère majeur dans les rapports sociaux. La différence est que l’Amérique Latine a un rapport différent à la sexualité, à la mixité ethnique et sexuelle, à la danse, et à l’acceptation de la sensualité.
Vous vous êtes également penché sur les religions, et sur l’Islam en particulier. Vous avez grandi dans un village kabyle où les pratiques religieuses étaient à la fois inspirées des traditions païennes et des traditions musulmanes. Vous avez également côtoyé la guerre civile des années 1990 en Algérie qui opposait l’Etat aux terroristes. Est-ce pour cela que vous avez voulu mieux comprendre l’Islam ?
En réalité, j’ai commencé à étudier les religions bien avant les années 1990, car j’ai eu la chance de rencontrer de grands islamologues en France, comme Vincent Monteil, Maxime Rodinson, ou encore Jacques Berque. Cela m’a conduit de proche en proche à étudier le judaïsme antique et les origines du Christianisme. Je suis même allé prendre des cours en auditeur libre à l’Ecole Biblique et Archéologique française de Jérusalem. J’avais donc exprimé cet intérêt pour les religions bien avant les événements des années 1990 en Algérie.
Mais ce qui s’est passé en Algérie m’a bien sûr poussé à vouloir plus étudier l’Islam, notamment dans ses versions wahhabisées. D’ailleurs, dans les années 1990, je crois avoir été un des premiers journalistes à utiliser le mot « wahhabite » dans un journal algérien.
Pouvez-vous présenter votre ouvrage « Sors, la route t’attend » en quelques mots ?
J’y raconte mon enfance dans un camp de regroupement dans les montagnes des Babors durant la guerre d’indépendance, avec un regard d’enfant.
Dans ce livre, vous alternez les passages purement factuels et historiques, et les passages de narration de votre histoire et celle de votre famille. On assiste à une mise en parallèle de votre histoire personnelle et de l’histoire nationale, à la fois de la France et de l’Algérie. Pour l’écrivain et le journaliste que vous êtes, lorsque l’on écrit un tel roman rétrospectif, comment trouve-t-on cet équilibre entre une narration purement objective de faits, et la description subjective de ses états intérieurs ?
En réalité, il ne s’agit pas d’un roman mais plutôt d’un témoignage direct. Ce n’est pas une fiction, il n’y a dans ce livre ni broderie ni invention, ce sont des souvenirs ancrés. Donc pour moi, c’est un récit concret reposant entièrement sur mes souvenirs d’enfant, mais raconté par l’adulte qu’est devenu cet enfant, cinquante ans après. Donc l’adulte situe l’enfant qu’il a été dans le contexte qu’il a entre temps appris à connaître : je raconte dans quel bain culturel et dans quel contexte guerrier a eu lieu cette enfance.
Et en même temps, je m’appesantis sur un pan encore ignoré sinon occulté de la guerre d’indépendance à travers mon expérience vécue, car l’historiographie officielle algérienne ignore toujours les civils, elle ne parle que des moudjahidine, comme si la guerre n’était qu’une succession d’escarmouches et d’embuscades : elle ignore les millions de femmes, d’enfants, de paysans, qui ont payé le prix lourd de cette guerre. Jusqu’à maintenant, personne n’est allé à leur rencontre pour leur demander ce qu’ils ont vécu, comment ils l’ont vécu, et ce qu’ils en ont gardé.
En parcourant votre livre, nous sommes d’emblée frappés par la place que vous accordez à la nature, aux animaux, aux métaphores et aux images. En vous lisant, on sent que vous tenez beaucoup à illustrer vos propos aux lecteurs. Vous avez d’ailleurs commencé votre carrière en France en tant qu’illustrateur pour Libération et Pilote. Vous décrivez également dans quelques passages de votre livre la naissance de cette fibre artistique chez vous, en évoquant notamment les illustrations ludiques et réalistes de Raylambert (Raymond Lambert), illustrateur de manuels scolaires français à destination des petits algériens. Ce livre est-il aussi un hommage à la nature, un appel à sa préservation, à l’émerveillement devant ce qu’elle a à nous offrir?
Pour des raisons que je ne m’explique pas, très tôt, j’ai été émerveillé par la nature, les fleurs, la verdure, et la nature de mon bled : les montagnes enneigées, les ravins, les falaises de schiste, les lauriers roses sur le lit des oueds, les fleurs jaunes des ajoncs au printemps, les coquelicots sur les champs, les vols soudains des perdrix dans la forêt, la cueillette des herbes sauvages que l’on mange au printemps, le spectacle des brebis qui mettent bas et un couscous préparé avec le premier lait de la mère, que nous appelons « adghèss », un mot qui me fait encore fondre… Tout cela m’a émerveillé tout petit déjà.
Donc j’en ai hérité une sensibilité très vive aux paysages, à l’œuvre de la nature, et à ses tableaux.
Vous évoquez dans ce récit la grande importance à vos yeux à la fois de l’école française « moderne » et des enseignements qui y sont dispensés, mais aussi des leçons transmises de manière orale par votre entourage dans votre patois natal. Aujourd’hui, vous naviguez entre le journalisme, l’enseignement, l’écriture, et la recherche : tous ces domaines ont pour points communs le savoir et la transmission. Est-ce un pur hasard d’exercer dans ces domaines, ou bien au contraire un choix de carrière bien réfléchi ? Essayez-vous de rendre ce qui vous a été donné par le passé ?
Aussi incroyable que cela puisse paraître, vu d’où je viens et là où je suis, je n’ai jamais fait un plan de carrière. J’ai vécu en tâtonnant, j’ai avancé au hasard, peut-être avec une aptitude particulière à flairer les opportunités, et à les saisir.
J’ai également reçu beaucoup. J’ai eu la chance de rencontrer des gens qui m’ont beaucoup donné et je passe mon temps à rendre, sans témoins, ce qu’on m’a donné. En fait, nous ne donnons pas, nous ne faisons que rendre. D’ailleurs, celui qui n’a pas reçu d’amour et de respect ne peut jamais en donner. Encore une fois, on n’offre rien, on ne fait que restituer une part de ce que l’on a reçu.
Vous dressez souvent le parallèle entre la situation des Français et des Musulmans à l’époque de la colonisation, et la situation aujourd’hui, notamment par la similitude frappante de la terminologie utilisée. Quel est votre regard sur la société française aujourd’hui à l’égard de son rapport à la religion musulmane, que vous avez beaucoup étudiée, et à ses citoyens français originaires des anciennes colonies, et de l’Algérie en particulier ?
Il existe une nuance qui échappe à beaucoup de gens : les français n’aiment pas l’islam comme religion, c’est un fait, mais n’ont a priori rien contre les musulmans en tant qu’individus. Pas parce que c’est l’Islam, mais parce qu’ils n’aiment pas la religion de manière générale. D’ailleurs, le Catholicisme ne s’en sort pas mieux.
Pour des raisons historiques, ils ont une méfiance instinctive vis-à-vis des religions.
Alors l’Islam subit le contrecoup de cette méfiance classique, mais en plus il a une circonstance aggravante, c’est la minorisation de la femme et sa marginalisation dans l’espace public. Mais en réalité les gens n’ont rien contre les musulmans, pour peu qu’ils jouent le jeu, respectent les codes de la vie commune et cela, on le voit tous les jours, il suffit d’ouvrir les yeux.
Par ailleurs, il est vrai que les mots « assimilation » et « intégration » sont nés durant l’Algérie coloniale. Ce sont des débats qui remontent à l’Algérie française et ne peuvent être compris qu’en y remontant.
Dans ce livre, vous citez l’historien russo-français Michel Heller qui dit : « Rien ne change aussi vite que le passé ». Avez-vous l’impression que votre passé a changé depuis que vous avez entrepris d’écrire ce livre ? Comment cela se manifeste-t-il au quotidien, êtes-vous moins hanté par votre terroir que vous ne l’étiez avant ?
En effet. Notre regard change en permanence sur le passé. J’avais l’impression que ce passé s’éloignait, mais il est à présent dans un livre. J’ai l’impression que je l’ai assimilé un peu plus, mais je le cultive beaucoup moins : en un mot, je le possède mieux mais il me pèse un peu moins.
Vous expliquez dans ce livre que le titre « Sors, la route t’attend » est emprunté à une expression chère à votre mère. Est-ce également un message adressé au lecteur, une invitation à connaître son passé et son histoire, à adopter également ce cheminement introspectif et rétrospectif ?
Je n’étais pas aussi ambitieux, c’était tout simplement un hommage à ma mère, qui a rendu l’âme dix jours avant la sortie du livre dont elle est une des héroïnes. Il y a effectivement une incitation au mouvement dans le titre. Si quelqu’un y voit un mot d’ordre, c’est très bien. Mais pour moi, c’était avant tout un hommage à ma brave mère.
En vous lisant, on sent que la route n’a pas été facile, tant du point de vue pratique, par exemple avec la difficulté de recueillir des faits précis, des dates exactes, de fouiller dans sa mémoire, que du point de vue émotionnel, puisque vous avez certainement connu un raz-de-marée de sentiments : la tristesse, le deuil, le regret, l’amour, etc. Mais quel a été selon vous votre plus grand défi lors de l’écriture de ce livre ?
J’ai mûri pendant très longtemps le livre, donc je n’ai pas eu de grand obstacle à surmonter. Par contre, je me disais que si je ne disais pas tout, le jeu n’en valait pas la chandelle. J’y ai donc mis mes tripes sur la tables, sans récriminations ni rancœurs. C’était un exercice salutaire de vérité avec moi-même, avec les miens, avec mon pays, nos deux pays, puisqu’ils forment un couple certes bancal mais néanmoins indissoluble.
Et en ce qui vous concerne, y a-t-il une autre route qui vous attend ? Quel est votre prochain projet ?
Je suis dans un carrefour, sur une terrasse, et suis en pleine réflexion. J’ai trois ou quatre projets de livres, je suis en train de voir par lequel commencer. J’arrive à un âge où il ne faut plus raisonner en années, mais en projets !
Propos recueillis par Samira Taïbi