Tout le monde s’étonne chez nous de l’intrusion dans notre environnement d’un problème anxiogène qui vient alourdir, un peu plus, un quotidien déjà assez compliqué. Voilà qu’on a importé chez nous, par je ne sais quelle manoeuvre machiavélique une querelle très ancienne, qui nous est tout à fait étrangère et qui jusqu’à ces dernières années, était circonscrite à une région historiquement concernée : le Proche et le Moyen-Orient.
Il s’agit en l’occurrence du vieux contentieux entre les sunnites et les chiites, qui a pris une tournure dramatique sous la double pression des puissances occidentales et des pompiers-pyromanes musulmans. Pour bien comprendre les raisons d’une crise aussi grave que traverse le monde musulman, il est nécessaire d’apporter en deux mots des précisions essentielles, non pas pour analyser la tension actuelle entre l’Iran et l’Arabie Saoudite et leurs satellites – ce qui pourrait faire l’objet d’une autre analyse – mais pour essayer de connaître les raisons pour lesquelles on a importé en Algérie, un débat qui a jeté le trouble dans une société déjà largement éprouvée par les dégâts dus à l’entrée par effraction de zélateurs trop bruyants au service d’un islam d’importation désastreux.
Qui sont les Chiites ?
Très brièvement, à la mort du Prophète (Ass) en 632 s’est posé le problème de sa succession (le khalifat). Dans leur grande majorité, les musulmans optent pour une désignation consensuelle au bénéfice du plus représentatif de la Oumma. Ce sont donc ce qu’on appellera par la suite les « Sunnites », qui choisissent Abou Bakr, contre les partisans de Ali gendre du Prophète qu’on appellera par la suite les Chiites. Si le dogme religieux est le même pour les deux branches principales de l’islam, la divergence entre les Sunnites et les Chiites se situe pour l’essentiel sur le plan doctrinal.
En effet si les Sunnites considèrent que le successeur du Prophète (Ass) est seulement doté de compétences politiques ; pour les Chiites, il doit être un guide politique et religieux d’où l’existence, chez eux, d’un véritable clergé représentant une force politique incontournable. A cette différence fondamentale, s’ajoute celle des rituels et, principalement, l’approche messianique chez les Chiites qui attendent le retour sur terre du 12ème imam.
Nul besoin d’entrer dans les détails qui ont jalonné l’histoire de ce schisme en islam, et qui explique, en grande partie, l’accumulation de tensions qui ont donné lieu parfois à des affrontements désastreux, dont les principaux bénéficiaires ont été les marchands d’armes et les ennemis de l’islam. La guerre Iran-Irak (un million de morts), les tensions entre le régime wahhabite saoudien et celui des ayatollahs en Iran, et l’instabilité grandissante dans la région sont les conséquences directes d’une approche géostratégique d’une région qui détient les principales ressources d’énergies fossiles.
Si on peut expliquer pour l’essentiel les tensions actuelles entre les Sunnites et les Chiites par les manœuvres des grandes puissances, on ne comprend pas, en dehors des sphères du pouvoir, l’hostilité de plus en plus ouverte entre les fidèles des deux plus grandes familles de l’islam. Celle-ci est en effet exacerbée par les leaders des différentes factions politiques et dont le point d’orgue est, quotidiennement, atteint par des attentats toujours très meurtriers, y compris dans les sanctuaires que sont les mosquées ou les tombeaux des saints de l’islam.
La première question que l’on se pose et qui revient sur toutes les lèvres en Algérie, est toute simple : comment expliquer cette tension entre Sunnites et Chiites qui date d’à peine deux décennies alors que rien n’est venu troubler cette cohabitation depuis quatorze siècles. La seconde est tout aussi simple : que vient faire l’Algérie dans cette galère, au point que des « conversions » au chiisme sont signalées périodiquement, provoquant plus la curiosité, que des questionnements d’ordre philosophique ou métaphysique. De notre point de vue, la compréhension de cette brutale intrusion est la conséquence directe de celle aussi brutale d’une vision dévoyée de l’islam, ramenée en Algérie dans les bagages de « missionnaires » formatés dans des universités et officines wahhabites pour accentuer l’hostilité envers son ennemi héréditaire, à savoir La Perse, devenue l’« Iran » en 1934 seulement.
Aucune autre explication en dehors de cet antagonisme politique entre deux puissances régionales ne peut expliquer pourquoi un paysan du fin fond de l’Algérie se met brusquement à haïr les Chiites ; les télévisions satellitaires se chargeant de faire le sale boulot ; le même que celui qui consiste à prêcher un islam de haine et de violence. On se demande alors pourquoi les autorités religieuses algériennes ont curieusement laissé faire au lieu de ramener le calme, en disant tout simplement l’histoire, rien que l’histoire.
Les plus grands savants de l’islam ont été chiites et sunnites. Les plus grands philosophes, les plus grands artistes et les plus grands poètes aussi. Mais on a volontairement entretenu un flou sur leur obédience, laissant accroire que Perse signifie Chiite. Ce qui est faux bien entendu puisque c’est seulement au XVIème siècle que le chiisme imamite (l’imam se substituant au Khalife) devient religion officielle pour 80% des Perses. Il faut rappeler que durant l’âge d’or (VIIIe-XIIe siècle), de nombreux savants s’exprimant en arabe sont des Persans comme l’historien de l’islam Tabari, l’encyclopédiste Birûni, le médecin Razi (inventeur du premier hôpital), le philosophe Ibn Sina (Avicenne), l’un des commentateurs d’Aristote et dont « le canon de la médecine » a été un manuel en usage dans les universités européennes jusqu’au XVIIème siècle.
Rien n’empêche bien entendu d’introduire une différenciation entre Sunnites et Chiites pour autant que celle-ci soit déterminante dans une découverte majeure influencée directement par la façon de penser propre à une civilisation. La Perse, tout comme le monde arabo-musulman a connu une civilisation brillante. L’apport des musulmans persans a été par exemple essentiel dans l’exégèse coranique dans la mesure où ils ont accordé la plus grande importance à la notion d’ « ijtihad » (effort sanctifié de compréhension) dès le XIème siècle ; démarche qui avait été complètement occultée par les quatre grandes écoles sunnites et qui a eu pour conséquence la momification de l’islam et son enfermement jusqu’à aujourd’hui pour le grand bien des Wahhabites et des Salafistes, opposés à tout progrès dans la réflexion et à toute ouverture au monde moderne et au progrès.
Chaque religion a eu ses détracteurs et ses schismes
L’un des traits communs entre les savants musulmans de l’époque qui écrivaient aussi bien en arabe qu’en persan, était le fait que pour un grand nombre d’entre eux, ils étaient adeptes du Soufisme comme Ghazali (1058-1111), Hafez de Chiraz ( 1325-1390), Djalal al-dîne Rûmi (1207-1273), Omar Khayyam (1047-1122). La liste serait longue des grandes figures de l’islam dont on a tendance à oublier que la majorité d’entre eux, dont l’apport à l’islam est considérable, ont très souvent utilisé la langue arabe, mais sont dans leur grande majorité Persans, Afghans, Indiens, Asiatiques ou de l’Empire Ottoman. Aucune différence n’était faite entre eux quant à leur appartenance au Sunnisme ou au Chiisme. Ils faisaient partie des grands hommes qui ont marqué leur époque par leurs apports au progrès humain dans différentes disciplines aussi bien scientifiques que philosophiques. Sans compter que jamais la société des hommes de science et de culture ne s’était encombrée à leur égard de considérations aussi ridicules et réductrices que leurs appartenances à telle ou telle obédience de telle ou telle croyance.
Rien ne serait plus criminel que de laisser se propager des idées souvent fausses au sujet de pratiques ou de manifestations attribuées aux chiites, relevant plus de la tradition que de la pratique religieuse, ni d’attribuer des significations erronées à tel ou tel aspect du rituel. Chaque religion a eu ses détracteurs et ses schismes qui ont donné lieu à de vraies guerres fratricides. Nos apprentis-sorciers devraient tirer les leçons du passé pour éviter que l’histoire ne se répète chez nous, dans une région fatiguée d’avoir trop versé de sang et de larmes. Les Sunnites et les Chiites sont des musulmans. Leurs brillantes civilisations devraient servir d’aiguillon à nos jeunes en perte d’espoir et de repères et les encourager à mutualiser leurs génies propres pour prendre leur part à la bataille du progrès. Chaque pays musulman qu’il soit sunnite ou chiite recèle ses propres génies. On se demande pourquoi on ne leur donne pas les moyens de rattraper leur retard par rapport aux autres nations, d’autant que la Nature les a comblés de ressources naturelles suffisantes pour relever toutes sortes de défis. Au lieu de quoi on assiste impuissants à leur manipulation telles des marionnettes par les puissances occidentales qui pour l’heure n’ont aucune raison de s’inquiéter d’un quelconque risque de bouleversement dans leurs prévisions géostratégiques.
Aziz Benyahia