On dit qu’une hirondelle ne fait pas le printemps.
Mais plusieurs hirondelles le pourraient si elles découragent les vautours. La bonne nouvelle nous est venue de Tunis…naturellement. La Tunisie est la preuve irréfutable qu’un peuple éduqué n’a pas besoin de pétrole pour accéder au progrès. Le parti tunisien Ennahdha, après avoir cherché sa voie durant trente ans dans la mouvance islamiste, a fini par choisir, dans une démarche démocratique exemplaire, de séparer clairement le spirituel du temporel. Ses 1200 délégués ont choisi par 93,5% des voix, de séparer le politique du religieux. La victoire est éclatante, indiscutable et pleine de promesses.
Le tour de force est prodigieux. Leur leader Rached Ghannouchi a clairement précisé que son parti n’ayant plus aucun lien organique ni idéologique avec le religieux, allait devenir « un parti démocratique national qui place l’intérêt de la Tunisie au-dessus des siens ». Entendez, c’est la fin des apparatchiks et de la tentation théocratique et qu’on peut effacer trente ans de complicité et de connivence entre politique et religieux. Pouvait-on rêver mieux dans une période où le monde musulman n’est plus que la caricature de lui-même, où l’islam est sévèrement malmené par les musulmans eux-mêmes en priorité et où cette dérive générale a fini par faire douter ou décourager les plus vigilants parmi nous ?
Si l’annonce tunisienne tient du miracle c’est parce que l’endoctrinement forcené que nous ont fait subir les tenants d’un islam rigoriste et obscurantiste, ne laissait aucune place à l’espoir d’un renouveau. Tous les réformateurs qui ont essayé de faire cohabiter la foi et la raison ont été mis sous le boisseau et accusés souvent d’être des hérétiques. Cela remonte aux premiers temps de l’islam, au VIIIème siècle avec la fameuse controverse entre les Mu’tazilites et les Ash’arites. On connaît la suite. Les quatre écoles de la jurisprudence figent la réflexion pour des siècles, les portes de l’ijtihad sont cadenassées. Les musulmans entrent dans une longue période de glaciation. Il faut attendre le début du XXème siècle pour assister à un réveil longtemps attendu avec l’émergence des réformateurs et du mouvement Ennahdha.
Mais concernant le rapport entre le politique et le religieux, le débat est clairement posé à la fin du XIXème siècle par le cheikh égyptien azharite Ali abd al Raziq qui, dans son ouvrage : « l’islam et les fondements du pouvoir » réfute l’existence d’un supposé modèle islamique de gouvernement trouvant ses fondements dans les références coraniques. Pour lui l’institution du califat n’a jamais été une obligation canonique et Le Prophète n’a jamais été un fondateur et encore moins un chef d’Etat. Il ajoute que Son autorité en tant que messager spirituel n’avait aucun caractère de pouvoir temporel et que les premières organisations de la Umma en Etats sont dues aux premières dynasties de l’Islam : les Abbassides et les Umayyades. Pour lui, la séparation entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel ( on dirait aujourd’hui entre la religion et la politique ), ne repose sur aucune référence sérieuse, établie et indiscutable. Il en veut pour preuve que seuls 2 versets coraniques sur 6000 évoquent la question de la soumission à une « autorité », précisant qu’il ne s’agit aucunement de référence au califat.
Le cheikh Abd al Raziq n’était pas le seul – loin de là – parmi ceux qui séparaient clairement le sacré du profane et le temporel du spirituel. Beaucoup se sommités religieuses partageaient la même démarche parmi ceux qui avaient dénoncé dès l’origine l’établissement du califat. Chez nous, Cheikh Abdelhamid Benbadis, grande figure du réformisme musulman, était sur la même ligne que lui quand il prônait la réforme du pouvoir politique au sens, non pas d’une rupture avec le religieux mais dans le cadre d’une cohabitation harmonieuse qui fasse que les religieux ne se mêlent pas de politique et que les politiques ne se mêlent pas de religieux. Les autorités religieuses veillent au respect de la loi coranique et se concertent régulièrement avec l’Autorité politique chargée de la gestion de la cité pour veiller au respect de la liberté de chaque citoyen dans le cadre de la loi acceptée par tous. Leur rôle consiste à dire l’islam mais ni à l’imposer ni s’ériger en juges ni en vicaires.
Il s’agit donc de libérer l’islam de toute instrumentalisation étatique et de désigner clairement une instance religieuse qui soit indépendante de l’Etat au plan organique. Faute de quoi nous sommes condamnés à subir l’Etat islamique, dans sa configuration théocratique la plus rétrograde et à renoncer définitivement aux libertés indispensables à l’épanouissement de l’intelligence humaine. Nous avons aujourd’hui parmi les Etats islamiques des modèles patents d’échecs lamentables et criminels. Aurions-nous vraiment besoin de nous en inspirer ou de leur ressembler ? Ou faut-il non seulement applaudir très fort la performance de nos frères et voisins mais nous dire qu’il est encore temps de nous réveiller nous aussi et conseiller à nos partis politiques un peu plus de courage et d’intelligence et beaucoup moins de connivence et de complicité ?
Aziz Benyahia